J'opte pour la marche à pied et commence à gravir les premiers contreforts des Alpilles. La roche bleuâtre saille entre les pins, une légère brume de chaleur enveloppe la nature et la beauté du site me frappe encore une fois. Loin, très loin, un aigle virevolte au-dessus de la roche des Deux-Trous qui domine le vallon de Saint-Clerg. La route bitumée s'incurve et plonge maintenant en direction du lac artificiel. La végétation touffue en cet endroit m'en cache les rives. Enfin, je parviens au bord de la grande mare et la stupéfaction me cloue sur place. Le lac est à sec. Seule une flaque d'eau stagnante perdure au centre de l'espace bourbeux. Prudemment – angoissé par le silence et cette perte étrange – je m'avance sur la terre meuble. Autour de moi des milliards de têtards en folie sautillent en tous sens, happant au passage l'air saturé et moisi.

Je me laisse porter vers la flaque centrale agitée par de monstrueux aliens qui survivent dans cette eau grasse, faisant régner une terreur élémentaire. Je capte le regard exorbité de poissons-chats ébouriffés et la lippe pendante d'un crapaud abandonné par la génétique se tend vers moi comme pour m'avaler tel un vulgaire dessert. Le barrage est toujours en place, le ciel est bleu assourdissant. Sur une crête lointaine, je distingue la silhouette incongrue d'un cavalier juché sur un cheval bai, dont le hennissement poignant me serre le cœur.

Quêtant vainement une présence rassurante au centre de ce désastre en attente d'écho, je distingue parmi les fougères le visage d'un enfant dépourvu de cils et sourcils. Le poste à transistors pendu à son cou laisse échapper les derniers accords d'un vieux hit d'Elvis Presley. Puis le visage disparait dans la pénombre des pins. Le vent se lève alors ; portant sur les bois l'âcre odeur d'un feu.

Troublé et vaguement inquiet, je m'écarte à grands pas de la cuvette et, au petit trot, regagne la route bitumée, les sens en alerte et le cerveau en surchauffe.

Bien des fois depuis, je suis retourné à Saint-Rémy. De préférence en famille et l'été. Il se trouve toujours l'un de mes fils pour proposer, l'œil allumé : « Si on allait faire des ricochets sur le lac et pique-niquer au bord de l'eau ? » Ma femme me consulte du regard et je trouve systématiquement une excellente excuse pour me défiler, voire même proposer un divertissement coûteux dans le seul but d'échapper au lac.

Celui-ci est rempli, paraît-il, mais je garde ancrée en moi cette inquiétude poignante qui me fit détaler sous l'œil impavide de l'enfant albinos. Le lac, au fil du temps, occupe dans mon espace mental la place d'un lieu maléfique, un trou noir où viendraient se perdre des générations de mutants engloutis par la flaque centrale avec la bénédiction d'un cow-boy solitaire, sous le regard fou d'un supporter du King.


Marc Villard, J'aurais voulu être un type bien, nouvelles, L'Atalante, 1998