Je me souviens d'avoir ri même dans les journées bordées de noir de mon existence, même dans les deuils les plus durs. Ri de moi ou des autres. Il y a d'ailleurs entre rire et larmes un cousinage bien plus étroit qu'on ne pense.

Paris, octobre 1963 : dans le petit hôtel rue de La Fayette où nous logeons ma femme et moi, j'apprends la mort de mon père. Il est tombé sur le trottoir, rupture d'anévrisme éclair, à cinq cents kilomètres d'ici, devant la boutique d'un horticulteur et les bras chargés d'oignons de tulipes. L'après-midi, je photographie à la Bibliothèque nationale un manuscrit du XIVe siècle (« Trésor des pauvres » de Barthélémy l'Anglais) avec des miniatures représentant la foudre, des arbres foudroyés, des troupeaux entiers de moutons foudroyés. Je retiens mes larmes, me disant qu'il aurait été bien aise de me voir faire cette besogne. Il était bibliothécaire et amoureux des parchemins et des grimoires. Je vais porter mes films au développement exprès, place des Abbesses. La nuit est déjà faite. Comme je redescendais la rue Germain Pilon, il s'est mis à pleuvoir, et moi à pleurer.

J'avais eu cette chance d'aimer beaucoup mon père. Tout à mon chagrin, je passe sous une fenêtre éclairée derrière ses rideaux de dentelle et j'entends une voix d'homme, jeune, essoufflée, chantante, l'accent de Toulouse, dire « caresse-toi les seins pendant que je t'astique. » La candeur et la fraîcheur de ce projet érotique m'ont fait sans transition passer des larmes au rire. Je me suis tourné vers ma droite, un brin embarrassé, comme si j'avais manqué de respect à cette ombre toute neuve qui aurait mérité plus de tenue. Il était là, fantôme encore fragile et indécis (les premiers pas ?) plutôt léger brouillard et fumée d'octobre que véritable spectre. Bel et bien là, lui – toujours aussi discret sur ce chapitre – riait aussi. Peut-être fallait-il qu'il disparaisse pour que nous puissions enfin nous amuser ensemble de l'amour.

Dans les danses macabres et les innombrables « memento mori » du moyen âge, on a parfois l'impression que la mort rit du bon tour qu'elle joue aux évêques, aux reines ou aux putes qu'elle agrippe à la surprise. Impression « fosse » comme l'écrivait Boris Vian. Elle ne fait que rire jaune. Elle craint le rire qui nous permet de lui survivre et qui, lui, ne la craint pas.

Au début des années 1930, dans le temple du « Nuage auspicieux » au Daïtoku-ji, Kyoto, Japon, vivait un vieux bonze malicieux qui était la coqueluche de la ville. Du préfet au plus modeste artisan, chacun allait lui confier ses soucis et le quittait, tout revigoré par son humour métaphysique et décapant. Lors de sa crémation, l'immense parvis était noir de monde : toute une ville en pleurs autour d'un bûcher funéraire. Il n'était pas plutôt allumé qu'une fusillade éclate. A l'époque, de violentes bagarres opposaient encore les mikadoïstes au dernier carré des libéraux. Panique, hurlements, la foule endeuillée s'égaille en tous sens pour s'aviser, au bout d'un instant qu'il n'y a ni morts ni blessés, que ce feu d'artifice innocent vient du bûcher lui-même et pour comprendre que le vieillard qu'ils pleuraient avait consacré ses dernières forces à coudre des pétards dans son suaire.

Quarante ans plus tard, nous étions ma femme et moi gardiens de ce temple. Nous aurions vraiment voulu pouvoir remonter le temps, être là au jour des funérailles et entendre l'immense éclat de rire et de gratitude qui a d'un seul coup séché les larmes et salué cette ultime facétie. Le message était clair : je suis mort mais ni vous ni moi n'avons fini de rigoler.

A Genève, voici quatre cent cinquante ans, dans ce brûlot protestant que Rome rêve de détruire, un homme écrit : « qui ne sait pas rire à gorge déployée n'a pas le droit de s'appeler chrétien. » Cet homme était Jean Calvin qui n'avait pourtant pas une réputation de boute-en-train. Je n'invente rien : c'était bien lui l'auteur… et je vous interdis d'en rire !

Juillet 1992

Nicolas Bouvier, LE HIBOU ET LA BALEINE, Genève ; Editions Mini Zoé, 2003