Judith BROUSTE

Une sagesse tragique, dis-tu… C'est presque un idéal. Peu de sagesse chez moi, peu de tragique. Plutôt une mélancolie, une humeur noire fortement teintée de révolte, et alors l'action, la vie, la passion l'emportent.
C'est ici, me dis-tu, cher André, qu'il faut s'arrêter de bavarder ; et je ne trouve pas de question à poser. J'aime croire que tu détiens une vérité que je ne connais pas. Et tant qu'elle me demeurera inconnue, sûrement je n'arrêterais pas de te parler. Pour savoir.

André COMTE-SPONVILLE

Je ne détiens aucune vérité inconnue, ni moi ni personne. Le problème n'est pas de découvrir une autre vérité, qui manquerait, qui ferait défaut, mais de comprendre qu'il n'y a rien d'autre à trouver que la vérité, rien d'autre à chercher, donc, et qu'on est déjà dedans, et qu'on en connaît déjà plus qu'assez pour en vivre…

Le Bouddha ou le Christ en savaient moins que nous, beaucoup moins, mais cela ne nous donne sur eux aucune supériorité spirituelle. A quoi bon accumuler savoir sur savoir, si c'est pour rester prisonnier de soi et de sa peur ? Les vérités ne manquent pas, elles sont plutôt « importunes par leur masse, comme disait Alain, et par la difficulté de les faire tenir ensemble : on les a sur les bras, on ne sait où les mettre… » Oui, les vérités sont partout, hors de nous, bien sûr, mais en nous aussi, peu ou prou. Comment saurions-nous autrement ce que c'est qu'une vérité ? Et qu'une erreur ? C'est ce que Spinoza appelle la norme de l'idée vraie donnée : si la vérité n'était déjà là, si nous n'étions en elle, comment pourrions-nous la trouver ? Comment pourrions-nous même la chercher ? La vérité est là, toujours déjà là : vérité du monde, vérité du devenir. Ce n'est pas qu'elle nous manque : c'est nous qui la manquons, parce que nous ne cessons de chercher autre chose, que nous ignorons, pour donner sens au réel que nous connaissons. .. Or, dès que nous découvrons cet autre chose, c'est pour nous apercevoir qu'il n'a pas plus de sens que le reste, et qu'il faut donc chercher encore… Le sens fait toujours défaut, et ce défaut c'est le sens même. Quand Spinoza écrit : « Par réalité et par perfection, j'entends la même chose », il indique par là que rien n'a de sens, rien, ni Dieu ni monde, autrement dit que la vérité suffit à tout, et se suffit, puisqu'il n'y a rien d'autre. L'immanence, c'est cela : tout est là, il n'y a rien d'autre à chercher que tout, rien d'autre à trouver que tout, où nous sommes déjà. On ne peut trouver Dieu qu'en Dieu, ou la vérité qu'en vérité. C'est pourquoi « plus nous connaissons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu » : Dieu n'est pas derrière les choses, ni au-delà, comme leur sens ou leur secret : il est ces choses mêmes, toutes ces choses, tout ce qui arrive (« la nature », dit Spinoza), et c'est pourquoi il n'y a pas de Dieu, ni de sens. Il n'y a que la vérité : il n'y a que tout. Et les hommes, absurdement, cherchent autre chose : comme si tout, ce n'était pas assez ! Cette libido sciendi (ce désir de savoir) n'est qu'une folie comme une autre, et la plus insatiable peut-être (le sexe vaudrait mieux : il est plus facile à satisfaire !).

Tous ces chercheurs qui s'épuisent toute leur vie pour découvrir, six mois ou six ans avant leurs collègues, une petite vérité de plus… Socialement, techniquement, ils sont bien sûr utiles, et c'est pourquoi on les paye. Mais comment penser que cela puisse remplir une existence ? Toute une vie pour gagner six mois !... Il n'y a pas de sot métier, c'est entendu, mais il serait bien sot d'être dupe de celui-là. La sagesse n'est pas la science ; aucune science ne tient lieu de sagesse. Il ne s'agit pas de chercher ce qu'on ignore, mais d'habiter ce que l'on sait. D'aimer ce que l'on sait. La sagesse n'est pas une vérité de plus : c'est la jouissance de toutes. Or qui sait jouir d'une seule, pleinement, il sait jouir de l'ensemble auquel il appartient.

Qu'as-tu besoin, pour aimer les étoiles, d'en connaître le nombre ? Et pour aimer un homme, d'en connaître tout ? Il est là, devant toi, parfaitement vrai, jusque dans ses mensonges, parfaitement réel, jusque dans ses rêves…Si tu n'en connaissais rien, tu ne pourrais pas l'aimer, c'est sûr ; mais comme il serait fou de vouloir le connaître dans tous ses détails (dans tous ses malheureux et inépuisables détails !) avant de l'aimer en entier ! Le réel n'est pas un puzzle. L'amour n'est pas un puzzle. « Attends un peu, chéri, encore une pièce, puis une autre, puis encore une autre, je sens que je vais bientôt t'aimer tout à fait… » Non, il est là, devant toi : tu le vois, tu le regardes, et c'est déjà un lot inépuisable de vérités… Bobin, là encore, a trouvé les mots justes : « Une once de réel pur suffit à qui sait voir. »

Or le réel est pur, toujours, au regard pur. La vérité suffit : l'amour suffit.

LA SEMAINE PROCHAINE : DERNIER EPISODE DU DIALOGUE ENTRE JUDITH ET ANDRE : QUAND L'AMOUR ECHOUE… QUAND LA MORT L'EMPORTE… QUAND DIEU SES TAIT… QU'EST-CE QUE ÇA PROUVE ?