Si je n'aimais que toi en toi
Je guérirais de ton visage,
Je guérirais bien de ta voix
Qui m'émeut comme lorsqu'on voit,
Dans le nocturne paysage,
La lune énigmatique et sage,
Qui nous étonne chaque fois.

- Si c'était toi par qui je rêve,
Toi vraiment seul, toi seulement,
J'observerais tranquillement
Ce clair contour, cette âme brève
Qui te commence et qui t'achève.

Mais à cause de nos regards,
À cause de l'insaisissable,
À cause de tous les hasards,
Je suis parmi toi haut et stable
Comme les palmiers dans les sables ;
Nous sommes désormais égaux,
Tout nous joint, rien ne nous sépare,
Je te choisis si je compare ;
- C'est toi le riche et moi l'avare,
C'est toi le chant et moi l'écho,
Et t'ayant comblé de moi-même,
Ô visage par qui je meurs,
Rêves, désirs, parfums, rumeurs,
Est-ce toi ou bien moi que j'aime ?

Anna de Noailles (1876-1933)
Extrait de Poèmes aux Editions Flammarion