Judith BROUSTE
André, tu nous as parlé la dernière fois de l'amour… Tu n'as rien dit de l'innocence …

André COMTE-SPONVILLE

C'est que je ne sais pas ce que c'est ! Si l'on entend par innocence je ne sais quelle pureté angélique, nous sommes tous coupables, toujours, et c'est ce que la sexualité nous rappelle. Qu'il y ait de l'enfant en nous, c'est entendu, mais cet enfant n'est innocent, s'il l'est, que par ignorance, pas par pureté ! L'innocence, dès qu'elle se dit, est déjà perdue. Qui n'aime la pureté ? Qui ne désire l'amour ? J'aime aussi, dans la sexualité, ce qu'elle nous apprend sur nous : toute la violence du désir, tout l'obscène de l'amour… Qu'avons-nous vécu de plus fort ? Les films pornographiques sont plus vrais que les bluettes sentimentales. S'il y a une innocence, ce serait d'accepter cela, pleinement. Mais le peut-on ? Il y a aussi, dans l'amour physique, cette fascination de l'abîme… Il y a bien un moment où il faut s'arrêter. Ou bien il faudrait que la sexualité nous laisse, ou que nous la laissions, comme un désir oublié à force d'être satisfait… Il m'arrive d'en rêver, mais cela ne dure jamais très longtemps !

Judith BROUSTE
Il y a quelque chose de terrible dans l'amour physique. Quelque chose qui moi, m'empêche de faire l'amour avec mon « meilleur ami ». Car s'il y trop de bienveillance, il n'y a hélas plus beaucoup de sexe. Ce « moment où il faut bien s'arrêter » dont tu parles, je ne suis pas obligée de le vouloir ! Il y a un moment où ce n'est plus l'amour de soi, ou l'amour de l'autre : quelque chose se passe de plus grave que dans l'amour (on y souffre ou bien on s'y ennuie). Dans le sexe on risque son identité, celle de l'autre. On risque de ne plus savoir qui on est, de perdre ses petits repères. L'amour renforce l'existence (l'état de manque, l'attente). Le sexe peut la mettre en péril. Que fais-tu de cette violence ?

André COMTE-SPONVILLE
Je vis avec, j'aime avec, comme tout le monde… Et puis je la contrôle, malgré tout. Qui ne le fait ? Qu'il y ait du terrible, dans l'amour physique, ou plutôt quelque chose qui n'a plus rien à voir avec l'amour, ni avec la bienveillance, ni même avec l'identité, j'en suis d'accord : de là ce halo d'effroi qui nous fascine. Un peu de vie à l'état pur : bouleversante, effrayante. Toujours collée à la mort. Toujours collée à soi. C'est l'ange de Rilke (« le beau n'est que le commencement du terrible… »), et c'est le seul. C'est la bête monstrueuse, dévorante, parfaite. Un « bloc d'abîme », comme on l'a dit de Sade. La nuit obscure : l'horreur éblouissante. C'est d'ailleurs ce qui m'a toujours rendu suspects les mots d'ordre « libertaires » de notre jeunesse : « Il est interdit d'interdire », « Vivre sans temps morts, jouir sans entraves »… Comme il faut avoir des petits désirs bien sages, pour écrire ça sur un mur ! Comme il faut avoir intériorisé la morale pour imaginer s'en passer ! Pendant un temps, on nous a dit que le sexe c'était le diable, et puis voilà qu'on a voulu en faire le Bon Dieu… Un ridicule chasse l'autre, mais le ridicule demeure. En vérité le sexe n'a pas de morale (la vie non plus), mais c'est aussi pourquoi il nous oblige à en avoir une. Car enfin, que la plupart des comportements sexuels soient moralement indifférents, ce qui est bien clair, cela n'empêche pas que certains soient moralement condamnables : l'humiliation non consentie, l'avilissement obligé, l'exploitation forcée, le viol, la torture, l'assassinat… Notre littérature érotique en est pleine, et c'est par quoi elle échappe à la littérature. Sade n'a rien inventé. Bataille n'a rien inventé. L'horreur est en nous, en nous la bête et le bourreau. Si nos gauchistes avaient lu Sade d'un peu plus près, ou s'ils l'avaient pris un peu plus au sérieux, il y a quelques naïvetés optimistes qu'ils auraient évitées… Eros est un dieu noir, comme dit Mandiargues, ou plutôt ce n'est pas un dieu du tout, et peut-être ce qui nous interdit d'y croire. Post coïtum omne anima triste : c'est qu'il est sorti de soi et de ses illusions, c'est qu'il a vu la vie face à face, et qu'elle ressemble à la mort comme sa sœur jumelle… C'est aussi ce que dit Freud, au fond, et qu'on s'obstine presque toujours à ne pas comprendre. Quand le désir se retire, à marée basse, dans ce reflux, dans ce jusant de vivre, ce qu'il découvre, aux deux sens du terme, ce qu'il laisse derrière et devant lui, c'est la mort même qu'il recouvre, en son flux, et qui le porte… « Sous les pavés la plage », disions-nous… La vérité, en matière de sexualité, est plus grave, plus obscure, plus effrayante. Sous la mer, les bas-fonds. Sous l'amour, la mort.


VENDREDI PROCHAIN, SUITE DU DEVELOPPEMENT DE COMTE-SPONVILLE SUR LA SEXUALITÉ ET SA FORCE OBSCURE, PEUT-ETRE SA SURÉVALUATION ?