CXLIII

Un homme qui veut ouvrir une serrure difficile, et qui se met en colère, bien mieux qui parle à cette serrure et à cette clef sur un ton violent et avec des mots injurieux, un tel homme est bien ridicule ; et il nous arrive dix fois par jour d'être ridicules de cette manière-là et d'injurier une serrure ou une autre. Il faut comprendre cet étrange mécanisme qui joint ainsi la colère à l'action.

La colère n'est qu'un surcroît d'activité. Quand nous agissons avec la main, il arrive souvent que les dents grincent et que les pieds frappent le sol, sans aucune utilité. Cela vient de ce que tout se tient étroitement dans notre organisme. Tout mouvement d'une partie réveille et excite les autres parties ; nous sommes une colonie de muscles, chacun attaché sur son rocher, je veux dire en un point du squelette ; et la plupart dorment ordinairement, les uns simplement relâchés et étalés, comme est un chien devant le feu ; les autres faisant machinalement leur petit métier, comme une nourrice somnole en balançant le berceau. Mais si quelques-uns d'entre eux se crispent, se gonflent, se grossissent comme des chats en colère, comme ils communiquent tous non seulement par voisinage, mais aussi par télégraphie des nerfs, les voilà tous réveillés en sursaut, et pris d'une espèce de panique ; chacun tire de toutes ses forces sur des tendons, souvent sans autre résultat que de raidir le bras et la jambe ; souvent aussi avec soubresauts ou tremblements ; tout ce travail inutile est pourtant une dépense et par suite un encrassement du sang, ce qui, par une autre télégraphie, entre les reins et le cœur principalement, met en marche accélérée les balayeurs, boueux et égoutiers ; ainsi le cœur bat plus vite ; la respiration est accélérée ; de là une filtration plus rapide dans les reins, et, par un mécanisme du même genre, une surabondance de larmes. Bien mieux, tout ce mouvement de lavage intérieur achève de réveiller les muscles, et l'on tombe dans une espèce d'épilepsie ; tout cela pour avoir agité sans mesure cette malheureuse clef dans la serrure brouillée !

(…) Comment s'exercer contre une folie aussi ridicule ? Par la pratique. On apprend à agir ; cela veut dire qu'on apprend à ne plus réveiller tous ses muscles pour se servir de quelques-uns ; par quoi l'on devient adroit et imperturbable. On ne court plus avec ses actions ; toute notre nature reste en équilibre et en sérénité ; et nous ouvrons la serrure. Ainsi contre nos frères turbulents, il faut agir, mais sans que l'action nécessaire en décroche d'autres ; et surtout sans que nos opinions, se réglant à leur tour sur l'action, ressemblent à un râle de peur ou de colère. Il faut savoir donner un tour de clef aux prisons sans adorer la serrure.


25 janvier 1911


ALAIN, Propos d'un normand, 1906-1914 III NRF Gallimard