MAUDIT PARAPLUIE !
Par Michel Bellin le jeudi 31 mai 2007, 09:39 - Lien permanent
Franchement, je ne comprends pas. Je ne comprends pas qu'au 21ème siècle, à l'heure d'Internet, du TGV grande vitesse et autres prouesses technologiques, l'homme moderne soit incapable de fabriquer des parapluies pliants solides.
Pour moi, cet accessoire est indispensable ; il ne quitte d'ailleurs jamais le cartable que je traîne partout. Avec cet objet oblong, gainé de ce noir qui me va si bien au teint, je me sens en sécurité, prêt à affronter toutes les bourrasques, tous les contretemps de l'existence. En sécurité ? Non, pas tout à fait, car mon parapluie pliant n'est pas un ami fiable. Jamais. Et l'expérience le prouve : au moindre coup de vent, dès le premier retournement, je sais que c'est foutu, que l'escalade va recommencer : une des baleines se coince, l'engin ne se referme plus, ne s'ouvre plus, il va bientôt ressembler à un pitoyable échassier à la patte cassée, de préférence dès que les vannes du ciel crèveront au-dessus de ma tête.
Je passe donc mon temps à acheter des parapluies et le dilemme me ronge : dois-je continuer à acheter les modèles les moins chers, carrément bradés ? Dois-je au contraire faire des économies pour m'offrir LE modèle du siècle, super compact et in-cas-sa-ble ? Franchement, j'ai des doutes pour la seconde solution : je ne suis pas sûr que ce parapluie haut de gamme sera meilleur, je vais une fois de plus payer la marque et, pas plus que les autres, il ne sera capable de contenir la prochaine bourrasque lorsque je traverserai le Pont de St Cloud. Par ailleurs, maman disait toujours : le bon marché est toujours trop cher. Bref, je ne sais plus que faire, j'enrage, je perds le moral et je maudis les parapluies.
Pas plus tard qu'hier, revenant dans ma chambrette trempé comme une soupe, tenant encore à la main ce pitoyable ustensile dégoulinant, informe, complètement désarticulé et fort disgracieux, je l'ai piétiné de rage. O rage, ô désespoir, ô ombrelle ennemie, que n'ai-je tant vécu pour voir cette infamie… Oui, trop, c'était trop ! Cette nouvelle trahison, je ne pouvais la tolérer ! Je dus être assez ridicule mais ma hargne me fit du bien.
Ensuite, après avoir jeté le traître dans le bac à ordures, après m'être essuyé et étrillé, je me calmai en lisant cette page de mon philosophe préféré (au début du siècle dernier, ALAIN avait déjà tout compris sur le stress !) tout en guettant le ciel : à la prochaine accalmie, je filerais acheter au Monoprix mon prochain parapluie ayant compris que ce qu'il m'offre pour finir, ce n'est pas son imperméabilité ni sa solidité ni sa fiabilité à toute épreuve, mais seulement et surtout un sentiment de très provisoire sécurité.
Pour moi, cet accessoire est indispensable ; il ne quitte d'ailleurs jamais le cartable que je traîne partout. Avec cet objet oblong, gainé de ce noir qui me va si bien au teint, je me sens en sécurité, prêt à affronter toutes les bourrasques, tous les contretemps de l'existence. En sécurité ? Non, pas tout à fait, car mon parapluie pliant n'est pas un ami fiable. Jamais. Et l'expérience le prouve : au moindre coup de vent, dès le premier retournement, je sais que c'est foutu, que l'escalade va recommencer : une des baleines se coince, l'engin ne se referme plus, ne s'ouvre plus, il va bientôt ressembler à un pitoyable échassier à la patte cassée, de préférence dès que les vannes du ciel crèveront au-dessus de ma tête.
Je passe donc mon temps à acheter des parapluies et le dilemme me ronge : dois-je continuer à acheter les modèles les moins chers, carrément bradés ? Dois-je au contraire faire des économies pour m'offrir LE modèle du siècle, super compact et in-cas-sa-ble ? Franchement, j'ai des doutes pour la seconde solution : je ne suis pas sûr que ce parapluie haut de gamme sera meilleur, je vais une fois de plus payer la marque et, pas plus que les autres, il ne sera capable de contenir la prochaine bourrasque lorsque je traverserai le Pont de St Cloud. Par ailleurs, maman disait toujours : le bon marché est toujours trop cher. Bref, je ne sais plus que faire, j'enrage, je perds le moral et je maudis les parapluies.
Pas plus tard qu'hier, revenant dans ma chambrette trempé comme une soupe, tenant encore à la main ce pitoyable ustensile dégoulinant, informe, complètement désarticulé et fort disgracieux, je l'ai piétiné de rage. O rage, ô désespoir, ô ombrelle ennemie, que n'ai-je tant vécu pour voir cette infamie… Oui, trop, c'était trop ! Cette nouvelle trahison, je ne pouvais la tolérer ! Je dus être assez ridicule mais ma hargne me fit du bien.
Ensuite, après avoir jeté le traître dans le bac à ordures, après m'être essuyé et étrillé, je me calmai en lisant cette page de mon philosophe préféré (au début du siècle dernier, ALAIN avait déjà tout compris sur le stress !) tout en guettant le ciel : à la prochaine accalmie, je filerais acheter au Monoprix mon prochain parapluie ayant compris que ce qu'il m'offre pour finir, ce n'est pas son imperméabilité ni sa solidité ni sa fiabilité à toute épreuve, mais seulement et surtout un sentiment de très provisoire sécurité.
CXLIII
Un homme qui veut ouvrir une serrure difficile, et qui se met en colère, bien mieux qui parle à cette serrure et à cette clef sur un ton violent et avec des mots injurieux, un tel homme est bien ridicule ; et il nous arrive dix fois par jour d'être ridicules de cette manière-là et d'injurier une serrure ou une autre. Il faut comprendre cet étrange mécanisme qui joint ainsi la colère à l'action.
La colère n'est qu'un surcroît d'activité. Quand nous agissons avec la main, il arrive souvent que les dents grincent et que les pieds frappent le sol, sans aucune utilité. Cela vient de ce que tout se tient étroitement dans notre organisme. Tout mouvement d'une partie réveille et excite les autres parties ; nous sommes une colonie de muscles, chacun attaché sur son rocher, je veux dire en un point du squelette ; et la plupart dorment ordinairement, les uns simplement relâchés et étalés, comme est un chien devant le feu ; les autres faisant machinalement leur petit métier, comme une nourrice somnole en balançant le berceau. Mais si quelques-uns d'entre eux se crispent, se gonflent, se grossissent comme des chats en colère, comme ils communiquent tous non seulement par voisinage, mais aussi par télégraphie des nerfs, les voilà tous réveillés en sursaut, et pris d'une espèce de panique ; chacun tire de toutes ses forces sur des tendons, souvent sans autre résultat que de raidir le bras et la jambe ; souvent aussi avec soubresauts ou tremblements ; tout ce travail inutile est pourtant une dépense et par suite un encrassement du sang, ce qui, par une autre télégraphie, entre les reins et le cœur principalement, met en marche accélérée les balayeurs, boueux et égoutiers ; ainsi le cœur bat plus vite ; la respiration est accélérée ; de là une filtration plus rapide dans les reins, et, par un mécanisme du même genre, une surabondance de larmes. Bien mieux, tout ce mouvement de lavage intérieur achève de réveiller les muscles, et l'on tombe dans une espèce d'épilepsie ; tout cela pour avoir agité sans mesure cette malheureuse clef dans la serrure brouillée !
(…) Comment s'exercer contre une folie aussi ridicule ? Par la pratique. On apprend à agir ; cela veut dire qu'on apprend à ne plus réveiller tous ses muscles pour se servir de quelques-uns ; par quoi l'on devient adroit et imperturbable. On ne court plus avec ses actions ; toute notre nature reste en équilibre et en sérénité ; et nous ouvrons la serrure. Ainsi contre nos frères turbulents, il faut agir, mais sans que l'action nécessaire en décroche d'autres ; et surtout sans que nos opinions, se réglant à leur tour sur l'action, ressemblent à un râle de peur ou de colère. Il faut savoir donner un tour de clef aux prisons sans adorer la serrure.
25 janvier 1911
ALAIN, Propos d'un normand, 1906-1914 III NRF Gallimard