[Soudain très vive] Je suis presque prête, Kiwi. Tu me trouves comment ? [Elle tourne autour de la cage pour se faire admirer.] Pimpante ? Toujours ensorceleuse ? Pas trop aguichante, j'espère ! Le noir me va bien. C'est la classe. En fait, je voudrais qu'il sente que je suis sérieuse ce soir, grave. Elégante mais grave. Je vais le revoir, il ne va pas tarder à m'appeler, mais c'est comme si j'étais déjà en deuil. Il ne va pas aimer… Peut-être aurais-je dû mettre mon lamé, celui que l'angliche m'a offert. Mais non, surtout pas ! B. croirait que je suis pleine aux as. Et, en plus, jaloux comme il est ! Non, décidément, cette tenue, est la plus seyante. Le mystère de la femme en noir… Il y a du suspense dans l'air… Ah ! Si mes clients me voyaient ! Ceux-là, ce sont de drôles de paroissiens. Pas romantiques, mais réglos. Ca me fait du bien de penser parfois à eux. Rire me fait du bien, ça me chauffe. Dans mon cahier à spirales, j'ai aussi noté cette phrase de Nicolas. Parmi tous les intellos, Nicolas est mon préféré, mon grand chéri à moi. Dommage qu'il se soit raté quand il a voulu prendre un raccourci à la fin de sa vie Il a agonisé pendant des semaines ! Ca me freine quand j'ai des idées noires. Alors, je pense à lui… Bref, Nicolas note dans ses Maximes : « La plus perdue de toutes les journées est celle où l'on n'a pas ri. » Très juste, non, Kiwi ? Qu'en dis-tu ? Tu ne chantes pas d'aise ? Et cette autre sentence que je sais par cœur car c'est un peu ma devise, ces mots me rendent plus forte et m'aident à éponger le plaisir. Nicolas dit - texto - : « Jouis et fais jouir, sans faire de mal ni à toi ni à personne, voilà, je crois, toute la morale. » C'est fort, non ? C'est libérateur.

Je ne fais de mal à personne, moi. Plutôt du bien. Les clients sont mes hommes de passage. C'est comme ça que je les appelle. Au fil des ans, ils constituent une impressionnante galerie de bipèdes, interminable et dépareillée, de tous âges, de tous milieux: toubibs et avocats, épiciers, postiers, millionnaires, RMIstes etc. Et même des attachés de cabinet ministériel ! Je ne peux me souvenir de chacun. Dès qu'ils se reboutonnent et s'éclipsent, je les oublie. Je ne me souviens que de quelques-uns, les plus pittoresques, ceux qui m'ont émue ou me font rire aux larmes. Le rituel est toujours le même, l'approche est d'abord économique. « Quel est ton prix ? » Je suis très demandée bien que ma carte soit limitée : pas de spécialités exotiques très épicées, rien que des interdits au menu : ni bisous ni caresses ni sniff ni attouchements sur le visage et sur le cou pour les raisons sus-dites (voir au chapitre « paternel »). Et pas d'imprudence surtout, aucun risques. Je n'avale jamais la fumée ! Je ne leur loue que mon taille crayon. Point. En général, malgré un ou deux cinglés, ils sont dociles et s'en contentent. Le minimum syndical doit leur suffire puisqu'ils reviennent. Pendant le trajet, je leur pose quelques questions anodines. Où habites-tu ? Quel est ton job ? Histoire de les situer un peu et de les décontracter. Puis nous allons dans mon studio professionnel car ma vie est soigneusement cloisonnée : le sexe gagne-pain le soir, de neuf heures à deux heures, et la vie rêvée des anges le reste du temps dans un autre coin de la capitale. Avec toi, mon Kiwi, colocataire de mon cœur ! [Elle lui envoie des bisous.] Enfin, que ce soit ici ou là-bas, rien à voir avec les rêves ou les chérubins : la vie est compliquée pour chacun, PDG ou putain. Pas absurde, la vie, mais ardue et poignante. Tout le reste, ce sont des romans de gare ou des sermons de quatre sous. Ou une belle légende un soir de vingt-quatre décembre…

Un de mes bons clients… Mais pourquoi n'appelle-t-il toujours pas ? Merdelette, qu'est-ce qui se passe ? Peut-être une panne de secteur, parce que tout le monde appelle en même temps ? Et pendant ce temps, la Lulu jacasse, elle fait une conférence de presse sur sa vie ! Elle n'est pourtant pas si drôle ! Et pourtant… Tu te souviens, Kiwi, du vieux Francky ? Si, si, rappelle-toi, le maître d'hôtel du Crillon, c'était sa première fois. Un nostalgique de la rue Sainte-Anne. Je le vois de temps en temps, je connais son délire et tout va bien aujourd'hui. Mais la première fois, quelle panique ! A peine débarqué dans notre studio, il sort de sa sacoche une corde, pas un misérable bout de ficelle, non, un vrai cordage de marine. Le truc qui l'émoustille, c'est de serrer le chanvre autour de son cou, délicieux supplice de l'étouffement progressif, bref un grand classique sado-maso. Il lui faut évidemment une spectatrice. Pourquoi non… s'il paie cash et sait s'arrêter à temps ? ! C'est un grand gaillard aux épaules carrées pesant ses 100 kilos de muscles et de garrot fantasmé. Il a tout de suite reluqué la barre de mes doubles rideaux mais je suis catégorique. Il n'en est pas question, je viens de l'acheter chez Bouchara et j'ai déjà eu toutes les peines du monde, grâce à un voisin compatissant, à la fixer au plafond avec les chevilles adéquates. Mon bel adepte de l'autostrangulation paraît déçu. Je le console, m'éclipse à l'office pour lui préparer un double scotch. Je n'aurais jamais dû le lâcher d'une semelle. Tandis que je me bats avec mon pic à glace, un énorme boucan dans la salle de bain. Je me précipite et reste clouée de stupeur : mon pendu d'opérette est affaissé au pied de la douche, la corde au cou, déjà rougeaud et haletant. Tu te souviens, Kiwi ? Toi, tu volais en tous sens dans ta cage, terrorisé ! Quel numéro ! Dans la paroi de la salle de bain, un énorme trou, des gravats dans le bac. Tarzan avait voulu attacher sa liane au support de la douche et s'élancer du bidet. Même avec la rallonge de corde (nécessaire à sa survie), le vol plané avait été fatal à mon installation sanitaire Je suis restée interdite à l'entrée de la salle de bains, partagée entre le rire et la fureur. C'est ça, les mecs, qu'ils bandent ou non, toujours l'excès et la théâtralisation ! Pas le moindre sens de la nuance. Heureusement le ridicule n'étouffe personne et nous sommes restés bons amis, moyennant quelques défraiements pour l'obturation du mur et pour…

(Le portable sonne enfin. Fausse alerte)

- Allô ? Chéri ? C'est toi ? Je ne t'entends pas. Allô ?… Allô ?

Je ne comprends pas. Il devait me rappeler. Pour me dire ce que je dois mettre, la toilette qu'il préfère, celle qui va le mieux avec sa broche. La broche qu'il m'a offerte pour mon anniversaire. C'est drôle, je n'ai plus envie de rire. Ou alors de rire jaune. [Pause] Un jour, pas loin de Mogador, je vois débarquer un monsieur d'une très belle automobile. Je ne te l'ai jamais raconté, Kiwi, parce que c'est une histoire trop triste. Mais c'est la vie, quoi ! Un type très chic, la cinquantaine, très digne, un beau costard d'Old England, la classe. Un regard d'une infinie tristesse. J'en suis encore toute retournée. Nous nous entendons pour 1000 balles. Son élocution m'avait paru lente et difficile. Je l'emmène dans mon studio, il ne bronche pas. « Tu te déshabilles pas ? » Il refuse, il ne veut pas non plus que je me dépoile. « Qu'est-ce qu'on fait alors ? » Il me regarde de ses yeux vides, immensément tristes. « Solange est morte depuis quatre mois. C'était ma femme, c'était ma vie. Vous lui ressemblez tant. Laissez-moi vous contempler. Je vous en prie… » Sans me dévêtir, je prends la pause devant lui. Il me boit des yeux, il s'imprègne d'une autre présence ; respectueusement il presse mes mains tièdes contre sa bouche tandis qu'il ferme les yeux… Ah ! Sur ma peau ces lèvres glacées ! [Elle pose avec effroi sa main sur sa bouche.] Un mort-vivant… Dans la rue, son regard de mendiant friqué m'avait bouleversée. Il n'a bredouillé que quelques mots, il se sentait si seul, si inutile, sans enfant, le grand regret de sa vie. Je ne l'ai jamais revu. Je crois lui avoir offert, à un tarif raisonnable, un immense bonheur et c'est lui qui semblait encore redevable puisqu'en me quittant, il a glissé pudiquement un gros billet dans ma main pour que je puisse m'acheter des fleurs. [Un temps de silence]

Ce veuf si touchant est l'exception qui confirme la règle. [A nouveau très vive] La plupart de mes cocos sont si drôles, si inattendus que je ris parfois aux larmes. Après coup, bien sûr ! Tu te souviens de Geoffroy ? Si, si, ne prends pas cet air stupide ! Geoffroy, le banquier. C'est un souvenir inoubliable. Un type très clean, un peu rondouillard, mais respectable avec son attaché-case en vachette (souvent, plus mes clients sont dignes, plus ils cachent quelque chose de louche, bizarre, non ?). Bref, j'ai eu droit d'abord à une petite confession très humble : « Vous savez, je suis un peu spécial… » Il m'avoue ça, embarrassé. Aussitôt, ça clignote au tableau de bord. Son truc, en fait, c'est plutôt banal : le besoin de tendresse, de soins corporels, de nursing. Encore un qui a été sevré trop tôt par sa maman… Il finit par ouvrir son attaché-case et sort son matériel : une couche-culotte, extra large, au moins du XXXL, et une boîte de talc. Ca va, j'ai compris. Il s'installe sur le champ de tir et se met en posture pour que je lui talque le démonte-pneu. Tu te souviens, Kiwi, tu revois la scène ? [Elle rit.] Je commence à m'activer, je m'applique et… catastrophe… le couvercle était mal ajusté, toute la boîte se répand. Un monceau ! Un monticule ! Que dis-je, un monticule, le Fuji-yama ! [Elle rit aux larmes.] Gros Bébé est aux anges, il gazouille… surtout ne rien enlever, il veut tout garder areu areu ! [Soudain sérieuse] Bon, pourquoi pas, puisque le client est roi ! Je fais mes soins, saupoudre quelques guili-guili puis essaie d'ajuster la couche qui bâille de tous les côtés. Aussi, quand la séance est terminée et que Geoffroy se relève, c'est la catastrophe. Un vrai tsunami ! Du talc partout comme s'il en pleuvait, sur le lit, sur la moquette, plein le pantalon. Ca fuit de toutes parts ! La pub est décidément mensongère, Pampers, c'est zéro. Mon bonhomme n'en a cure, il gazouille de plus belle, puis il s'en va, ravi de jouer le Gros Poucet qui sème son talc partout. On le suit à la trace [Elle rit de nouveau.] partout, partout, dans l'escalier, dans le hall, sur le trottoir, de la farine à chaque pas… [Soudain sérieuse, comme dégrisée] Il n'empêche, j'ai beaucoup moins ri quand il m'a fallu tout nettoyer, déneiger le dessus de lit et remettre ça la semaine suivante.

[Une longue pause]

Tout cela est si pitoyable. Depuis que le monde est monde… Pitoyable mais infiniment respectable. Et ce n'est pas ma faute, n'est-ce pas, Kiwi ? Tu trouves que si ? Tu me trouves trop complaisante ? Je ne sais pas me mettre de limites, c'est ça ? Et leur misère, elle en a des limites ? Je sais, je sais, tu n'aimes pas mes théories syndicalistes. Elle te rendent nerveux. Mais moi, je n'ai rien à cacher. Il n'y a pas que mon cul qui compte, j'ai aussi droit à la parole. Et je le crie haut et fort ce soir, parce que ça me fait du bien, et tant pis si c'est un sermon. D'ailleurs, c'est bientôt l'heure, la messe de minuit va commencer. Alors, je me lance. Et, toi, Kiwi, tu ne m'interromps pas, c'est entendu ? Voilà donc mon discours, mes bien chers frères, mes honorables sœurs. Si le cul mène la guerre des nerfs, le fric reste le nerf de la guerre : il permet tout, excuse tout, éponge tout. Bien plus tabou, bien plus dangereux que le sexe. Oui, tout est possible, tout peut arriver, tout est permis, tout s'achète. Et les vestales veillent. Nous, nous veillons. Nous jouons notre rôle à l'arrière plan, en catimini, avec la bénédiction des escrocs de droite et des zozos de gauche. Et vous avez besoin de nous : que deviendrait votre monde fou fou fou si nous, les putains titularisées, faisions la grève des orifices ? Si nous nous mettions en retraite anticipée ? Qui écoperait le malaise social ? Qui vous injecterait la petite dose d'espoir et de plaisir nécessaires à votre entrain ? Au train-train quotidien ? A l'aventure palpitante du troisième millénaire ? Ce n'est pas le moment de prendre notre retraite anticipée. Tout à fait d'accord, ça urge. Et la place devient même très chère grâce à votre politique laxiste, toutes ces oies cendrées des Carpates qui migrent et caquettent sur nos grands boulevards… En tout cas, que ces génisses se le tiennent pour dit, nous sommes là et nous y resterons. Car vous, les mecs, vous avez besoin de nous !

[De plus en plus exaltée]

Nous sommes vos exutoires, vos femelles expiatoires, toutes des biques émissaires ! Quand votre dard putride nous lime, c'est le péché du monde que nous émoussons dans notre con ripoliné. Nous épongeons la libido planétaire ! Nous sommes les grandes druidesses impudiques de votre dégénérescence. Impudiques et indispensables. « Incontournables » comme on dit. Et votre beau monde ensuite, quand il se reboutonne, ose se retirer indigné ! Indigné et moralisateur, la queue entre les jambes et les titres boursiers à la hausse ! Et votre civilisation judéo-chrétienne acoquinée avec les bourgeois qui se permet encore de nous donner des leçons de morale, pour défendre la dignité des femmes, pour sauver la vie des fœtus morveux et l'âme des gamines serbes violées ! Faudrait peut-être nous laisser faire le bon choix et laisser les autres décider enfin par eux-mêmes, non ? « Politiquement corrects », que vous dites. Mais nous aussi, nous sommes politiques, éthiques – pathétiques – et correctes. Nous sommes même pour une morale esthétique et contre l'esclavage… [Soudain lascive et enjôleuse] tout contre… Et moi, je suis pour le grand rire salvateur, libérateur ; l'éclat de rire hygiénique, « hygiéniquement correct » ! Oui, votre monde de mâles est foutu, votre Terre promise définitivement compromise, votre nouveau millénaire déjà enrayé et il vaut mieux en rire. Et j'en ris, moi, la grande Lulu, je hurle de rire, je me liquéfie, je mouille d'hilarité. Une toute petite fuite, c'est normal à mon âge, n'est-ce pas ? N'est-ce pas, cher Geoffroy de mes deux ? Merci à toi, merci à Francky, merci à vous tous, mes grands chéris. Et merci Pampers ! Promesse tenue ! »

Extrait de UNE SI DOUCE NUIT, de Michel Bellin, texte inédit non édité. Reproduction interdite.