Judith BROUSTE
Ces livres, dans ma bibliothèque bien rangée, comme tu dis, André, ce sont autant de petits cailloux, de repères qui ont jalonné ma vie. Ce sont des rencontres. Certaines ont changé mon existence. Complètement. Il n'y a pas seulement la réflexion, mais aussi le rêve, le délire, l'élan. Partir… Passer une soirée avec Lautréamont n'est pas si mal et souvent préférable à une rencontre ou à une conversation…
Dans cette quête d' l'ailleurs, il y a ceux qui se passent des mots : les musiciens. Les peintres. Quel rapport as-tu gardé avec la peinture ? Qu'en as-tu gardé ?

André COMTE-SPONVILLE

Bien sûr qu'un livre peut changer une vie ! C'est même à cette seule condition qu'il vaut vraiment la peine d'être lu ou écrit… Mais cela confirme que les livres ne valent pas par eux-mêmes : ils ne valent que pour les vivants, ils ne valent que par la vie qu'ils contiennent, qu'ils suscitent ou qu'ils peuvent bouleverser ! (…) Montaigne, Pascal, Valéry, Alain, Simone Weil, Wittgenstein, Bobin, Laforgue… C'est mon panthéon du moment. La littérature n'est pas une religion, voilà, les écrivains ne sont pas des dieux, ou bien je suis athée aussi de cette religion-là ! Plus les livres m'ont marqué et moins j'y ai cru. C'est une forme de désespoir, si tu veux, mais tonique, allègre, salubre. Sous les livres, la vie ; sous les mots, le silence. Tu connais la formule de Valéry : « Le beau, c'est ce qui désespère ». Un beau livre doit donc désespérer aussi des livres. C'est le plus beau cadeau que me firent quelques grands écrivains : ils m'ont libéré d'eux en me libérant de moi, ou m'ont libéré de moi, au moins un peu, en me libérant d'eux… Tu sais, Judith, quand la mer se retire, cette douceur soudain, cette tranquillité, cette liberté… On dirait que quelque chose de nous est parti avec elle, là-bas, nous a quitté, et cela fait comme une paix nouvelle, comme une légèreté nouvelle. On respire mieux. On marche mieux. Comme la plage est grande ! Comme le ciel est beau ! J'en suis là : je lis de moins en moins ; je me promène, pieds nus, sur le sable… Enfin j'essaye, et je n'aime que les livres qui m'y aident.

Concernant les peintres ou les musiciens, c'est un peu la même chose, en plus net. Schubert et Chardin ont changé ma vie, non peu à peu, comme les philosophes ou les romanciers, mais tout d'un coup. C'était l'année d'après l'agrégation, je crois. Je faisais semblant de vivre et d'être heureux, d'ailleurs avec de moins en moins de succès : je menais l'existence stupide et vaine d'un jeune intellectuel parisien. Puis un jour, je descendais le Boulevard St Michel avec un ami, nous nous arrêtons devant les présentoirs d'un disquaire. Mon ami me montre un disque soldé : « Tu connais ? « Non, je ne connaissais pas : c'était La jeune fille et la mort, de Schubert, par le Quatuor Hongrois. « Achète-le, me dit mon ami, c'est vraiment pas cher, et c'est génial ! » Ce que je fis. Sitôt rentré chez moi, je l'écoute sur le vieux tourne-disque que j'avais : cela me parut aride, acide, rebutant… Mais j'aimais cet ami, je lui faisais confiance plus qu'à moi-même : j'ai écouté puis réécouté le disque, des dizaines de fois en quelques jours… Très vite l'émotion vint, puis l'admiration, puis les larmes… Tant de gravité, tant de profondeur, tant de beauté ! Je voyais ma vie par contraste, comme elle était : absurde, frivole, malheureuse. Tout ce qui m'occupait encore, quinze jours plus tôt, me parut dérisoire. Tous ces livres, tous ces films, toutes ces discussions, tous ces projets… Je résolus aussitôt, par exemple, de ne plus lire que des livres qu'on pût comparer, sans trop de ridicule, à La jeune fille et la mort… Tu imagines le tri que cela fait ! Adieu les thèses et les petits essais brillants ! Adieu les nouveaux-romans et les critiques d'avant-garde ! Quelque chose s'est cassé là, qui m'a séparé de la modernité du moment, qui m'a éloigné de plusieurs de mes amis, parfois douloureusement, pour me renvoyer à moi-même, à l'enfance, à la solitude, à Athos que j'avais tant aimé dans Dumas… Je suis entré alors dans une période esthétisante et archaïsante, dont il a bien fallu plus tard que je sorte (l'art est un piège aussi, d'autant plus redoutable quand on ne considère que ses sommets), mais qui m'a sauvé au moins du parisianisme et de l'intellectualisme dans lesquels je baignais…

C'est à la même époque, grâce à Schubert donc, que j'ai découvert Chardin. Il se trouve que cette année-là, alors que je ne m'intéressais plus qu'à l'art, il y eut deux grandes rétrospectives simultanées, dans deux musées différents, l'une consacrée à Magritte, et l'autre, tu t'en souviens peut-être, à Chardin. Autour de moi, bien sûr, on parlait surtout de Magritte… Je vis les deux expositions presque le même jour. Magritte me déçut : c'était moins beau que sur les cartes postales. Chardin, au contraire, me bouleversa : c'était tellement plus beau, plus vrai, plus profond, plus subtil, plus riche, plus léger, plus précieux, plus lumineux, non seulement que les quelques reproductions que j'en connaissais, cela va de soi, mais même que tout ce que j'avais jamais su voir ou admirer ! C'est la première fois par exemple, j'étais très ignorant, que je comprenais ce que c'était que la matière, chez un peintre, en quoi elle a à voir avec la vérité, avec le temps qui passe ou qui ne passe pas, et ce qu'il peut y avoir en elle d'inépuisable, de merveilleux, de déchirant… Moi qui faisais profession jusque là d'aimer surtout Van Gogh et Picasso, je me découvrais autre, avec des goûts que je ne me connaissais pas : épris de douceur, de simplicité, de vérité, d'humilité… Ce fut une drôle de période, tu sais, Judith, et je n'en finirais pas si je voulais te la raconter : il faudrait parler aussi de Mozart et de Beethoven, de Vermeer et Corot, de Corneille, de Rilke, de Victor Hugo, de Michel Ange, de Ravel… Et d'une femme bien sûr.Toujours est-il que l'art et l'amour m'ont guéri de la vie vaine et mensongère que je menais alors, de « ces jeux faciles et frivoles, comme dit Rilke, par lesquels les hommes tentent de se dérober à la gravité de l'existence. » Puis la philosophie m'a délivré de l'art, peu à peu, puis d'elle-même… Que reste-t-il ? Il reste la vie, la vie réelle, avec l'art dedans, avec la philosophie dedans – mais à son service, et non plus à sa place ! Il reste la gravité de l'existence, en effet, cette gravité qui n'est ni la lourdeur ni le sérieux. Que la vie puisse être grave et légère, grave et dérisoire, c'est justement ce que l'art nous apprend de plus précieux et que la philosophie nous aide à comprendre ou à accepter… C'est pourquoi Mozart est le plus grand de tous sans doute, ou le plus irremplaçable, en tout cas c'est lui qui m'a le mieux fait sentir (quoique seulement par moments, par éclairs : ce que Mozart a à nous dire, on n'est que bien rarement capable de l'entendre, mais cela ne s'oublie pas) ce que la vie avait de miraculeux et de désespéré, de très simple aussi, de très léger, de très pur, bref que la vie était grâce, et qu'il n'y a pas d'autre grâce que l'amour… Tu connais ces disques de Dinu Lipatti et Clara Haskil ? Tout le monde n'est pas capable de jouer Mozart, ni de l'aimer, ni de le faire aimer. La virtuosité n'y peut rien. La volonté n'y peut rien. La grâce, par définition, ne se décide pas, ne se conquiert pas. L'amour n'est pas affaire de volonté, ni de technique, ou celles-ci ne sont que des conditions préalables. Préalables à quoi ? A un certain abandon, à une certaine transparence, à une certaine facilité, à une certaine légèreté… Point trop d'angélisme pourtant. Que la grâce ne suffise pas, Judith, tu le sais aussi bien que moi, et c'est ce que Beethoven et Schubert ne cessent de nous rappeler. Nous avons besoin aussi de courage, de douceur, de renoncement… La vie est tout cela, et c'est tout cela que la musique exprime, que la poésie chante, dans ses meilleurs moments (« La vie est là, simple et tranquille… »), que la philosophie essaie de penser… L'art au service de la vie, donc, et non pas la vie au service de l'art !

Le monde, quoi qu'en ait dit Mallarmé, n'est pas fait pour aboutir à un beau livre. C'est tout le contraire : les livres ne sont faits que pour dire la beauté ou l'horreur du monde (la beauté et l'horreur), l'éblouissement de vivre, le déchirement d'aimer… Puis l'effort, l'angoisse, la solitude, la fatigue… Ce qu'il nous aura fallu malgré tout de courage ! Ce courage-là se retrouve dans les grandes œuvres, dans toutes, et c'est pourquoi elles en donnent.


LA SEMAINE PROCHAINE : FACE A L'HORREUR : LA HAINE ?… L'AMOUR ?… LA COMPASSION… UNE SAGESSE LUCIDE : LA SAGESSE DU DESESPOIR.