En entrant dans la salle, je ne remarquai d'abord que le délabrement des sièges, la poussière qui panait le velours, l'humidité qui décollait les papiers et cloquait les peintures. Ce vieux théâtre moisi qui venait de traverser un siècle sans rénovations me sembla conforme à ma vision du cosmos puisque, en tout, je ne relevais que la pourriture.

Le travail s'amorça. De la fosse, un piano accompagnait les chanteurs que malmenaient un metteur en scène et sa nuée d'assistants. Ça gueulait. Ça reprenait. Ça critiquait. Le spectacle s'ébauchait laborieusement. Je m'ennuyais sans excès. De toute façon, rien ne m'intéressait.Une femme débarqua sur les planches. Trop grosse. Trop maquillée. Trop gauche. Affolée, telle une baleine égarée sur le sable, elle craignait de se mouvoir en scène.

- Va de la fenêtre à la coiffeuse puis reviens vers le lit.

Au fur et à mesure qu'on lui criait ses déplacements, elle hésitait, se reprenait, cherchait dans le décor un appui qu'elle ne trouvait pas, perdait encore en assurance, continuant à courir après une grâce et une aisance inaccessibles.

Son costume ne contribuait guère à la mettre à l'aise : on avait l'impression qu'en entrant elle s'était par mégarde enroulé les doubles rideaux autour d'elle, des étoffes lourdes et rêches, le tout composant un paquet qu'une ceinture terminait dans le dos en un nœud énorme, disproportionné ; moi, j'aurais pu me confectionner une barque avec ce nœud, un lit, une banquette…

Ses petites mains potelées, ses mouvements raides, son costume empesé, son fond de teint laqué, sa perruque figée aux boucles vernissées, chaque détail la transformait en une immense poupée pathétique.

- Merci, maintenant on passe au chant, dit le metteur en scène épuisé.

La femme se mit à chanter.

Et là, subitement, tout bascula. Soudain, la femme était devenue belle. De son étroite bouche sortait une voix claire, lumineuse qui emplissait l'immense théâtre aux fauteuils vides, montant jusqu'aux galeries obscures, planant au-dessus de nous, aérienne, portée par un souffle inépuisable.

Immobile, rayonnante, la cantatrice laissait son chant vibrer dans son corps muté sous nos yeux en instrument de chair. Ce qui donnait à son timbre cette rondeur, ce miel, c'était sa poitrine palpitante, ses épaules douces, ses joues molles, son flanc superbe, sa taille large, matricielle, qui devait fournir des enfants aussi magnifiques que ses sons.Le temps s'était arrêté.

En face de la femme la plus féminine qui soit, je demeurais fasciné, suspendu à son chant, me laissant envelopper par lui, rouler, retourner, emmener, caresser… Je n'étais plus que cette respiration, sa respiration, au plus près de ses lèvres, collé à ses hanches. Elle faisait de moi ce qu'elle voulait. Je consentais, heureux.

Dove sono i bei momenti
Di dolcezza et di piacer…

Comprenais-je les paroles ? Elles faisaient allusion au bonheur, bonheur dont j'avais oublié le secret ; elles rappelaient un moment de douceur que les amants avaient connu, un plaisir qui n'était plus. Mais en évoquant un paradis perdu, la chanteuse rendait le paradis présent.A travers la musique, nous faisions l'amour.

Ma force renaissait. Et l'émerveillement. Oui, déferlait dans la salle la beauté, toute la beauté du monde ; elle m'était offerte, là, devant moi.

Lorsque la soprano s'arrêta, il y eut un silence presque aussi émouvant que le chant, un silence qui, certainement, était encore du Mozart…

De la suite, je ne me souviens pas.

Ce qui me revient, c'est qu'à cet instant je fus guéri.

Adieu désespoir ! Adieu, dépression ! Je voulais vivre. S'il y avait des choses si précieuses, si pleines et si intenses dans le monde, l'existence m'attirait.

Comme preuve de ma convalescence, j'éprouvai de l'impatience.

« Quand pourrai-je réentendre ce morceau ? Je dois convaincre mes parents de nous acheter des places. »

Et puis, deuxième signe de santé, une inquiétude me piqua le cœur.
« Aurai-je le temps de découvrir l'intégralité des merveilles dont la planète regorge ? Combien vais-je en rater ? Pourvu que je reste en bonne santé jusqu'à plus de quatre-vingt dix ans, au moins… »

Voilà ce que disait l'adolescent qui, quelques minutes auparavant, voulait s'ouvrir les veines. Mozart m'avait sauvé : on ne quitte pas un univers où l'on peut entendre de si belles choses, on ne se suicide pas sur une terre qui porte ces fruits ; et d'autres fruits semblables.

La guérison par la beauté… Aucun psychologue n'aurait songé sans doute à m'appliquer ce traitement.

Mozart l'a inventé et me l'a administré.

Telle une alouette filant vers le ciel, je sortais des ténèbres, je gagnais l'azur.

Je m'y réfugie souvent.


Eric-Emmanuel Schmitt, Ma vie avec Mozart, Paris, Albin Michel, 2005

Post scriptum : le morceau rédempteur est l'Air de la Comtesse, dans l'acte III des Noces de Figaro.