Privé de cette main qui m'a retenu, je me serais laissé glisser jusqu'au suicide, cette mort qui me tentait, séduisante, apaisante, trappe dérobée où j'aspirais à m'enfourner avec discrétion afin de mettre un terme à ma douleur.

De quoi souffre-t-on à quinze ans ?

De ça, justement : d'avoir quinze ans. De ne plus être un enfant et pas encore un homme. De nager au milieu du fleuve, une rive quittée, l'autre non rejointe, buvant la tasse, coulant, remontant, luttant contre les tourments du courant avec un corps nouveau qui n'a pas fait ses preuves, seul, suffoqué.

Violents, mes quinze ans, rudes. La réalité frappe, entre, s'installe et trucide les illusions. Gamin, je pouvais me rêver mille destinées – aviateur, policier, prestidigitateur, pompier, vétérinaire, garagiste, prince d'Angleterre -, m'imaginer de nombreuses apparences – grand, fin, trapu, musclé, élégant -, me doter de talents variés – les mathématiques, la musique, la danse, la peinture, le bricolage -, m'attribuer le don des langues, la facilité pour le sport, l'art de la séduction, bref, je pouvais me déployer dans tous les sens puisque je n'avais pas encore de réalité. Qu'il était beau, l'univers, tant qu'il n'était pas vrai… Quinze ans, voilà que mon chant d'action se rétrécissait, les possibles tombaient comme des soldats à la guerre, mes rêves aussi. Charnier. Massacre. Je marchais dans un cimetière de songes.

Déjà un corps se dessinait : le mien. Le miroir me permettait d'en suivre, atterré, la prolifération. Des poils… Quelle idée idiote ! Sur moi, un ancien bébé à la peau glabre, douce… Qui a suggéré ça ? Des fesses… Est-ce qu'elle ne sont pas trop grosses ? Un sexe… Est-il joli ? Est-il normal ? Des mains fermes et longues que ma mère appelle « des mains de pianiste » et mon père des « mains d'étrangleur »… Mettez-vous d'accord ! Des pieds immenses… Enfermé dans la salle de bains, laissant couler des litres d'eau de manière à persuader chacun que je me lavais, je passais des heures à contempler la catastrophe qui s'affirmait sur la glace : voilà ton corps, mon gars, habitue-toi, même s'il te semble incongru mémorise-le, tu n'auras que celui-là pour réaliser tout ce qu'un homme doit accomplir, courir, séduire, embrasser, aimer… Est-ce qu'il suffira ? Plus je le scrutais, plus retentissait un doute légitime : étais-je équipé du bon matériel ?

Mon esprit également se laissait envahir par des sensations inconnues… L'obsession de la mort me gagna. Je ne parle pas de cette terreur que j'avais éprouvée parfois, le soir, entre les draps, lorsque les autres étaient endormis, et qui me rasseyait dans la pénombre, les doigts accrochés aux barreaux froids du lit, parce que j'avais soudain soupçonné que je mourrais, non, je n'évoque pas cet effroi bref, dissipé par la première lampe allumée, mais un malaise constant, pesant, essentiel, une douleur chronique.

Alors que mes testicules et mes muscles se remplissaient d'une force récente, alors que mon corps devenait celui tout neuf d'un très jeune homme, je débusquais dans cet aboutissement un indice funeste : ce corps serait aussi celui qu'on enterrerait un jour. Mon cadavre se précisait. J'avançais vers ma fin. Puisque nous marchions vers la mort, mes pas creusaient ma tombe. Ne se contentant pas de se trouver au bout du chemin, elle en paraissait le but.

Je crus avoir pénétré le sens de la vie : la mort.

Si la mort s'avérait le sens de la vie, alors la vie n'avait plus de sens. Si nous nous réduisions à une agitation momentanée de molécules, à un groupement éphémère d'atomes, à quoi bon exister ? Pourquoi la valoriser, cette vie sans valeur ? Pourquoi la conserver, cette vie dépourvue de vie ?L'univers, aplati en trompe-l'œil, avait perdu son charme, ses couleurs, ses saveurs. Je venais d'inventer le nihilisme, m'initiant seul à cette religion du néant. Le quotidien s'était vidé de sa réalité : je n'apercevais plus que les ombres. Un corps de chair ? Une illusion… Une bouche aux dents blanches qui me sourit ? De la future poussière… Mes camarades bruyants et chahuteurs ? Des cadavres à la peau fine : je devinais leur squelette en dessous, plus rien n'arrêtait ma radiographie morbide du monde, je décelais un crâne et ses mâchoires derrière le visage de la fille la plus dodue. Même les cheveux me dégoûtaient, ces serpents secs, obscènes, depuis que j'avais appris qu'ils avaient leur durée propre, plus longue que la nôtre, car ils continuent de pousser sous le couvercle du cercueil…

La vie, cette farce provisoire, inutile, je souhaitais la quitter.

Je me jetai dans le désespoir avec la vigueur de mes quinze ans. Fièvres, tremblements, palpitations, asphyxies, malaises, évanouissements, toutes les possibilités que mon corps avait de fuir, il me les fournissait.

Arriva le moment où, passant trop d'heures à l'infirmerie, je ne parvins plus à suivre mes cours et l'administration du lycée alerta ma famille.

Mes parents m'emmenèrent consulter des médecins : dès que j'en rencontrais un, je guérissais très vite afin de me protéger d'une inquisition. Ils voulurent dialoguer : pas un mot ne sortit de mes lèvres.

Personne ne comprenait ce qui m'arrivait. Lorsqu'on m'interrogeait, je me tassais dans mon silence car j'avais l'impression de porter le fardeau de l'initié : si j'avais percé les arcanes de nos jours, si j'avais conscience – moi seul semblait-il – que cet univers était gangrené par la mort, tout n'y étant qu'apparences instables, pourquoi révéler ce secret ? Tant que ces innocents ne s'en rendaient pas compte, quel bénéfice à leur ouvrir les yeux ? Dans le but qu'ils souffrent ce que je souffre ? Je n'aurais pas cette cruauté… Sacrificiel, je gardais mes terribles lumières pour moi, ne tenant pas à ce que la vérité devînt contagieuse… Je préférais que chacun crût que l'existence était digne, bien que je sache l'inverse… Armé de lucidité, je me comportais en martyr du nihilisme : pas question de dévoiler à qui que ce soit l'insignifiance absolue. Lorsqu'on habite le désespoir, ce bidonville de l'esprit, on n'envie pas ceux qui habitent les beaux quartiers, on les oublie ou on estime qu'ils logent sur une planète différente.

Mais on ne meurt pas de fièvre, même si l'on grimpe de quarante degrés en quelques minutes ; on ne meurt pas non plus de transpiration, quelle que soit l'angoisse…

Puisque mon corps refusait de m'aider, je devais l'aider à disparaître.

Je songeai sérieusement au suicide.

Pendant les longues heures que je passais à prendre des bains, j'avais choisi ma méthode : ce serait celle de Sénèque. J'en réglai le cérémonial. Allongé dans la baignoire, protégé par l'épaisse mousse, je m'ouvrirais les veines avec un couteau bien effilé et mon sang me quitterait avec douceur, allant noyer ma vie au milieu des flots bleus. Une mort sans douleur pour me retirer d'une terre de douleurs. N'ayant pas fait l'amour, j'imaginais ce moment comme un évanouissement sensuel, telle l'étreinte de Dracula, ce baiser de vampire qui met les femmes en pâmoison, un soulagement subtil…

Cependant, l'idée d'être retrouvé nu me gênait. Ce corps, ce corps d'homme inédit qui venait de me pousser, ce corps intact que personne n'avait encore jamais vu, ni tenu dans ses bras, ni embrassé, je ne souhaitais pas qu'on le découvrît ni qu'on le manipulât. Ma pudeur différa un temps l'exécution de mon projet.

Néanmoins, je me sentais si mal que, sûrement, cet obstacle pudibond allait bientôt céder pour laisser approcher l'instant de ma délivrance…

Dans cet état, j'assistai une après-midi aux répétitions à l'opéra de Lyon. Notre professeur de musique avait obtenu que ses meilleurs élèves bénéficient de ce privilège. (suite et fin demain).


Eric-Emmanuel Schmitt, Ma vie avec Mozart, Paris, Albin Michel, 2005