Judith BROUSTE

Pourquoi dis-tu : « La philosophie n'a aucune importance. Les romans n'ont aucune importance. » Je ne te crois pas. Aujourd'hui, André, retirerais-tu au livre cette force, cette vérité, ce bouleversement qu'il peut provoquer ?
Un livre, dit Kafka dans son Journal, doit être la hache qui brise en nous la mer gelée…

André COMTE-SPONVILLE

Un écrivain qui croit encore à la littérature, que peut-il nous apporter de vraiment important ? Et un philosophe, s'il croit encore à la philosophie ? S'ils n'ont même pas traversé la vanité de ce qu'ils font, de ce qui les occupe ? S'ils prennent encore leur œuvre ou eux-mêmes au sérieux ? Kafka a raison pourtant : un livre est une hache, en tout cas il peut l'être. Il peut briser la glace. Il peut briser des chaînes. Mais qui aurai le culte des haches ? Qui les préférerait aux vagues et aux forêts ? Qui leur consacrerait sa vie ? Briser la mer gelée, oui. Mais c'est la mer qui vaut, l'immense mer (le monde, la vie), qui contient tous les livres et qu'aucun ne contient, dont tous les livres parlent et qui ne parle pas. Combien d'auteurs, combien de lecteurs, sont comme des marins qui collectionneraient absurdement des haches et en oublieraient de naviguer ! J'ai vu ta bibliothèque, Judith : tous ces livres bien rangés… La mienne est plus désordonnée, mais c'est tout comme. Toutes les bibliothèques se ressemblent : ce ne sont que des morts verticalement serrés. Qu'il y ait là plusieurs chefs-d'œuvre, et même, dans la tienne ou la mienne, qu'il n'y ait là, pour ainsi dire, que des chefs-d'œuvre, c'est entendu. Mais à quoi bon les chefs-d'œuvre, s'il n'y avait la vie, et si la vie ne valait mieux que les chefs-d'œuvre !

Je ne sais pourquoi, tout d'un coup, je pense à La Fontaine, et à cette épitaphe qu'il avait rédigée pour son propre tombeau : « De sa vie, il fit deux parts, l'une à dormir, et l'autre à ne rien faire. » Celui-là avait du génie pourtant, et quels chefs-d'œuvre nous lui devons ! Mais justement, il est essentiel à ces chefs-d'œuvre qu'il n'en ait pas été dupe, je veux dire qu'ils ne sont si souverainement réussis que parce qu'il ne les a jamais pris, ni la littérature, complètement au sérieux.

Même chose pour Pascal (« se moquer de la philosophie, c'est vraiment philosopher… »), même chose pour Montaigne : « Composer nos meurs et notre office, non pas composer des livres… Notre grand et glorieux chef-d'œuvre, c'est vivre à propos. » Les livres y aident, parfois, je te l'accorde (et celui de Montaigne plus qu'aucun autre !) ; mais ils ne seraient en tenir lieu. Combien de grands hommes, combien de grands penseurs n'ont rien écrit ! Combien de petits messieurs font des livres ? C'est une idée qui me fit rêver longtemps, dans mon adolescence : que les plus grands maîtres devaient s'être dépris aussi de la littérature, et donc, parce qu'ils n'avaient rien écrit, en tout cas rien publié, être totalement inconnus… C'est une idée que j'ai retrouvée plus tard dans le Tao : « L'homme parfait est sans moi, l'homme inspiré est sans œuvre, l'homme saint ne laisse pas de nom. » Quelle vanité à côté que nos livres !

Tu sais, Judith, quand on est reçu à l'Ecole Normale Supérieure, rue d'Ulm, et mis à part le moment des résultats, le plus grand choc c'est quand on pénètre pour la première fois dans la bibliothèque… On se sent quelqu'un, on songe aux glorieux ancêtres, à l'œuvre à écrire, bref on est complètement ridicule. Et puis on se promène… Ce qui fait le charme de cette bibliothèque (et qui la distinguait bien fortement de celles que j'avais fréquentées : Sainte Geneviève, la Sorbonne…), c'est qu'on y circule librement, qu'on y cherche soi-même les livres dont on a besoin, qu'on s'y perd, qu'on s'y noie…. C'est une des grandes bibliothèques de France, sans doute, mais ce n'est pas la Bibliothèque Nationale : on y trouve que des livres qui ont été choisis, sélectionnés, soit au total, c'est ce qu'on nous expliqua le jour de la rentrée, quelque chose comme 500 000 volumes, rien que pour la bibliothèque des Lettres… C'est très peu par rapport à la B.N. (treize millions de volumes) ou à la Bibliothèque du Congrès, à Washington (vingt millions de volumes !). Mais pour un individu, c'est déjà écrasant…

Tu peux faire le calcul. On rentre à l'école vers vingt ans, et la bibliothèque nous est accessible à vie : disons que cela peut offrir une soixantaine d'années de lecture en perspective… Mettons les choses au mieux, ou au pire : un normalien qui lirait un livre par jour, tous les jours que Dieu fait, pendant soixante ans. Il aura lu, au bout du compte, quelque vingt-deux mille livres, soit un peu plus de 4% d'une bibliothèque de bonne qualité, certes, mais exclusivement littéraire (or les livres de science, cela existe aussi !) et assez pauvre, au demeurant, pour ce qui est des littératures étrangères… Cela vaut-il la peine ? Qui voudrait d'une telle vie ? Imagine un peu notre homme vers quatre-vingts ans : comme il aura passé sa vie à lire (un livre par jour, cela fait beaucoup, surtout s'il y a dans le lot des livres de philosophie !), il mourra épuisé, presque sans avoir vécu, et sans avoir, peut-être bien, rien appris d'important… D'ailleurs, si les livres lui avaient appris l'essentiel, ou s'il avait su l'y trouver, aurait-il continué cette vie de fou ? Quant aux autres, les gens normaux, ceux qui lisent, comme toi ou moi, disons un livre par semaine, en moyenne (pour la Critique de la raison pure, cela m'a pris trois mois, en y consacrant toutes mes matinées, et je l'ai reprise bien souvent depuis…), ils auront lu, à la fin de leur vie, s'ils vivent assez vieux, et s'ils ne relisent jamais, ou guère, un peu plus de 3000 livres, soit beaucoup moins d'1% (ou peut-être 1% des œuvres, si l'on tient compte des titres qui figurent là en plusieurs exemplaires) de cette même bibliothèque pourtant bien incomplète…

Je ne sais pas si j'ai fait ce genre de calculs dès cette première visite. Mais je me souviens très bien, en revanche, de l'espèce d'accablement qui me saisit alors, entre ces rayonnages, quand je compris d'un coup que non seulement je ne lirais jamais tout, ni la moitié, ni le quart, ni le dixième de ces livres, mais encore qu'il était parfaitement vain et dérisoire de vouloir ajouter – simplement parce qu'ils porteraient mon nom ! – trois ou quatre volumes à cette masse déjà écrasante et folle. La vie est ainsi faite : j'avais voulu rentrer dans cette école parce qu'on la disait vouée, depuis toujours, à former des futurs écrivains, et à peine y entrais-je que la vanité de la littérature (et de la philosophie aussi bien) venait briser mon rêve dans le lieu même où il était censé se réaliser… Mais c'est bien ainsi : c'est un peu de ridicule et d'illusions qui m'abandonnaient. Je croyais moins aux livres, c'est vrai, je tenais moins à en écrire, mais j'étais dans de meilleures dispositions pour en écrire un jour, peut-être, qui ne fussent point trop vains, ni trop vaniteux, ni trop inutiles…


LA SEMAINE PROCHAINE, APRES AVOIR EVOQUÉ LA VANITÉ DE LA LITTÉRATURE, ANDRÉ NOUS PARLERA DE CE QUI LUI TIENT À CŒUR : SES JEUNES ENFANTS… ET LES LIVRES QUI SE METTENT AU SERVICE DE LA VIE.