Pourquoi s'imposer cette vision funèbre ? Peut-être parce que j'ai beaucoup aimé les Japonaises et que j'étais amoureux de ce profil si pur, fantomatique, inaccessible, de ces lèvres ourlées, à la commissure desquelles déjà, un lézard se désaltère. Peut-être pour apprivoiser et conjurer la mort par la perfection éblouissante du graphisme d'Hokusaï. Peut-être pour que la proximité de ces deux documents – l'un cocasse, l'autre d'une beauté maléfique – me rappelle que j'étais non seulement mortel mais encore stupide : évidences qui s'étaient imposées vers six ou sept ans à cause de mes échecs à l'école, comme des immenses lectures (Jack London, Conan Doyle, Alexandre Dumas) que nous faisons alors mon frère aîné et moi à la chandelle clandestine dans la chambre que nous partagions. Alexandre Dumas surtout, où l'on s'occit avec beaucoup de panache et d'entrain.Ces années « papivores » m'avaient appris de bonne heure qu'un jour – le plus tard possible – il me faudrait disparaître. Fort bien ; mais alors (j'étais assez chétif) je voulais qu'on puisse dire de moi comme du Duc de Guise assassiné à Blois : « il est encore plus grand mort que vivant ». L'enfance est un âge héroïque ; cette prétention m'a aujourd'hui quitté.

Quand je pense à cette « dernière douane » dont nous ne connaissons ni le lieu ni l'heure et dont les coutumes et tarifs me sont totalement inconnus, la curiosité l'emporterait presque sur la crainte. Sommes-nous vraiment venus au monde pour ce seul parcours qu'un proverbe des nomades Baloutch résume laconiquement : « naître, errer, mourir, pourrir, être oublié » ? la question reste ouverte. Je constate seulement que cette échéance, lorsqu'elle se rappelle à moi, me stimule plus qu'elle ne m'accable. Elle m'invite à ouvrir l'œil, à dresser l'oreille, à froncer le nez comme un lapin, à prendre au plus court, à ne rien perdre de la cambrure des femmes, de l'odeur du chèvrefeuille, du fumet d'un gigot ou du chant du loriot. Cet état si transitoire qui est le nôtre me rend omnivore et attentif.

On a bien tort d'évacuer la mort avec cette hygiène craintive propre, depuis près d'un siècle, à l'Occident. On a bien raison de l'inclure dans le quotidien comme le font toutes les grandes cultures asiatiques et, particulièrement, le bouddhisme. Quel plus grand tintamarre qu'un enterrement chinois, et quoi de plus discret que nos « pompes funèbres » avec leurs visages de beurre, leurs gants blancs, leurs limousines silencieuses ? L'admirable image d'Hokusaï a ce mérite d'apporter au moins deux certitudes : une femme est morte, un lézard est vivant.


Juin 1992


Nicolas Bouvier, LE HIBOU ET LA BALEINE, Genève, Ed. Mini Zoé, 2003

Dans ce tout petit livre sont réunis de façon brève et fulgurante tous les thèmes chers à Nicolas Bouvier : du bestiaire fabuleux aux axes du monde et au « point de non-retour », de la figure du corps sidéral et du corps écorché à la volonté constante d'apprivoiser et de conjurer la mort. A noter que l'édition originale de 1993, enrichie de nombreuses illustrations, est toujours disponible.