LES PHARES
Par Michel Bellin le jeudi 21 juin 2007, 10:15 - Lien permanent
Ils nous éclairent toujours de leurs formes et de leurs fulgurances tout comme me séduit le maelstrom de mots incendiés par le Poète. Est-il vrai que seule la Beauté peut encore sauver notre vieux monde ? Je reprendrai cette question en vous parlant après-demain du monumental Ansel Kiefer (dont je viens de voir par deux fois la fascinante exposition au Grand Palais à Paris – jusqu'au 8 juillet). J'aime ce qu'il dit de son étonnante créativité : « Pour survivre, je crée un sens, et c'est mon art. » Le Sens également, « beau » ou non, sauve nos destins subjectifs et collectifs.
RUBENS, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
Oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer,
Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer ;
LEONARD DE VINCI, miroir profond et sombre,
Où des anges charmants avec un doux sourirs
Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre
Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;
REMBRANDT, triste hôpital tout rempli de murmures,
Et d'un grand crucifix décoré seulement,
Où la prière en pleurs s'exhale des ordures,
Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement ;
MICHEL-ANGE, lieu vague où l'on voit des Hercules
Se mêler à des Christs, et se lever tout droits
Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
Déchirent leurs suaires en étirant leurs doigts ;
Colères de boxeur, impudences de faune,
Toi qui sus ramasser la beauté des goujats,
Grand, cœur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,
PUGET, mélancolique empereur des forçats ;
WATTEAU, ce carnaval où bien des cœurs illustres,
Comme des papillons, errent en flamboyant,
Décors frais et légers éclairés par des lustres
Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;
GOYA, cauchemar plein de choses inconnues,
De fœtus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;
DELACROIX, lac de sang hanté des mauvais anges,
Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
Ces malédictions, ces blasphèmes, ces plaintes,
Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum,
Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
C'est pour les cœurs mortels un divin opium !
C'est un cri répété par mille sentinelles,
Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
C'est un phare allumé sur mille citadelles,
Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !
Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
Charles Baudelaire, LES FLEURS DU MAL