JUDITH BROUST

L'expérience m'a appris, cher André, qu'à montrer sa faiblesse, l'autre s'y engouffre pour la rendre plus grande. Je ne crois pas aux bienfaits de l'amour. Je ne crois pas au paradis du sexe. Contrairement aux femmes de ma génération, qui ont vécu « la libération sexuelle », je me suis lancée dans l'amour comme si c'était une bataille. A vingt ans j'écrivais un petit texte intitulé : « Survivre au sexe » ! A chaque fois qu'il fallait faire l'amour avec un homme que j'aimais, c'était une épreuve. Un danger. A l'époque, je lisais les écrits de Laure (qui fut l'amie de Georges Bataille), que je continue d'aimer, et aussi le livre de René : « Le testament d'une fille mort ». Elle se nommait en réalité Colette Gibert. Elle accompagna Artaud à Rodez, l'accueillit ensuite à Paris et engagea bravement avec lui un dialogue dont demeurent de belles lettres (« Suppôt et supplication ») et surtout un texte appelé « Le débat du cœur », où elle écrit : « Je commence à entrevoir le sens de la rencontre : le commencement de la destruction de moi-même – entièrement inconaissable en chacun – mais sa certitude.
Ne pas refuser la douceur… « L'amant, l'ami, le père », comme tu dis. Trois en un… Dans la doctrine chrétienne, il me semble que ça s'appelle un « mystère ». Cette coexistence en est un pour moi aussi. Cela veut-il dire qu'il t'est arrivé de la vivre ? As-tu trouvé, André, cette femme qui a été « l'amante, l'amie, la mère » ?


ANDRÉ COMTE-SPONVILLE

Dieu m'en préserve, si tu veux dire que la même femme me serait les trois à la fois ! Une seule mère, dans une vie d'homme, cela suffit… En revanche, si tu veux dire que la mère de mes enfants peut être aussi mon amante et mon amie, bien sûr et heureusement ! Mais il n'y a rien là d'exceptionnel : c'est la règle commune des couples, leur banalité quotidienne. « Trois en un, dis-tu, c'est un mystère… » Du tout. Il y a d'ailleurs bien plus que trois ! Il y a aussi celui qui aime la pensée (disons : le philosophe), celui qui aime la bonne chère, celui qui aime le silence ou la solitude, celui qui aime Mozart ou Schubert… Ce n'est pas trois en un : c'est un individu – n'importe lequel – qui n'en finit pas d'aimer différemment des choses différentes… Le cœur innombrable : c'est le cœur même.

Mais revenons au couple. Sauf à détester la personne avec qui on vit, sauf à ne plus désirer du tout celle avec qui l'on dort, comment éviterait-on, dans la famille, ces jeux de la douceur et du désir ? C'est d'ailleurs ce que la séparation vient interrompre (encore que : il arrive que douceur et désir survivent même au divorce), et il faut bien qu'il y ait quelque chose à interrompre… Il ne faut pas rêver les couples. Ces histoires de grandes passions comblées, d'amours qui durent toujours, aujourd'hui plus qu'hier et bien moins que demain, c'est évidemment de la littérature et de la pire : du mensonge. Quand tu dis que tu ne crois pas aux « bienfaits de l'amour », si tu entends par là les bienfaits de l'état amoureux, tu as évidemment raison et je n'y crois pas davantage. Il faut bien vivre la passion, quand elle est là, mais il est sage alors de n'en rien attendre, et surtout pas des bienfaits ! Mais la passion n'est pas le tout de l'amour, et même elle n'en est pas l'essentiel. Les philosophes mentent moins, sur ce sujet, que les poètes ou les romanciers. Cette exaltation de l'éros, ce délire de l'imaginaire, et du désir, ce narcissisme à deux, ils n'ont jamais pu le prendre tout à fait au sérieux. Cela choque souvent les jeunes filles : elles voudraient que les philosophes leur donnent raison. Mais comment, si la vie leur donne tort ? Il ne faut pas rêver les couples, mais il ne faut pas rêver non plus la passion : la vivre, oui, quand elle est là, mais ne pas lui demander de durer, ne pas lui demander de remplir ou guider une existence ! Ce n'est qu'un leurre de l'ego. La vraie question est de savoir s'il faut cesser d'aimer quand on cesse d'être amoureux (auquel cas on ne peut guère qu'aller de passion en passion, avec de longs déserts d'ennui entre deux), ou bien s'il faut aimer autrement, et mieux. Les quelques couples qui réussissent à peu près, et il y en a tout de même, me paraissent explorer cette seconde voix, qui est la plus difficile, sans doute, et la plus douce…

Il ne faut pas rêver les couples, Judith, mais il ne faut pas non plus calomnier la vie. Tu te souviens de ce qu'écrit Rilke dans Les lettres à un jeune poète : « Nous devons nous tenir au difficile. Tout ce qui vit s'y tient… Il est bon d'être seul parce que la solitude est difficile. Il est bon aussi d'aimer ; car l'amour est difficile… « Quoi de plus bête au contraire, je veux dire de plus facile, que de tomber amoureux ! C'est à la portée du premier adolescent venu, et c'est très bien ainsi : qu'on commence par le plus facile, c'est de bonne pédagogie ! La vie sait sans doute ce qu'elle fait, ou du moins, sans le savoir, le fait bien. Mais enfin l'adolescence ne dure qu'un temps, et c'est heureux aussi. Un de mes amis, il avait une quarantaine d'années, me dit un jour : « A chaque fois que je suis amoureux, c'est toujours comme la première fois ! » J'en étais peiné pour lui : cela voulait dire qu'il n'avait rien appris. Moi, au contraire, ce fut différent à chaque fois : je croyais de moins en moins à la passion, et de plus en plus à l'amour. Cela ne m'empêcha pas de retomber amoureux, bien sûr, mais au moins de me faire là-dessus trop d'illusions. Et puis la vie passe, et nous passons avec elle… Rebondir de passion en passion ? Sincèrement, je n'ai plus l'âge.

Quant aux femmes que j'ai aimées ou que j'aime, si tu veux bien, chère Judith, nous laisserons ce sujet de côté !


« DONC, REVENONS AUX LIVRES… CE SONT LES LIVRES QUI ONT LE PLUS COMPTÉ ET QUI M'ONT SAUVÉE… » réplique Judith.Suite la semaine prochaine.