ASSUMER SA NATURE
Par Michel Bellin le mercredi 13 juin 2007, 07:30 - Lien permanent
Publié en 1925, « Si le grain ne meurt » est une œuvre autobiographique qui va des années de la naissance de Gide jusqu'à la mort de sa mère en 1895. L'auteur pense le conflit entre l'ordre établi et la nature individuelle (ici son rapport avec son homosexualité). On n'est pas loin de la phrase de Dolto : « Le bonheur de l'individu passe par l'estime de son identité sexuée » ou encore la devise d'un certain Bellinus : « Connais-toi toi-même pour devenir qui tu es envers et contre tous. »
Quant au cher Frédéric, il a tout dit d'une formule lapidaire dont il a le secret : « Les grandes époques de notre vie sont celles où nous trouvons enfin le courage d'appeler notre meilleur ce que nous appelions nos mauvais côtés. »
Quant au cher Frédéric, il a tout dit d'une formule lapidaire dont il a le secret : « Les grandes époques de notre vie sont celles où nous trouvons enfin le courage d'appeler notre meilleur ce que nous appelions nos mauvais côtés. »
Par quels détours je fus mené, vers quel aveuglement de bonheur, c'est ce que je me propose de dire. En ce temps de ma vingtième année, je commençai de me persuader qu'il ne pouvait m'advenir rien que d'heureux ; je conservai jusqu'à ces derniers mois cette confiance et je tiens pour un des plus importants de ma vie l'événement qui m'en fit douter brusquement. Encore après le doute me ressaisis-je – tant est exigeante ma joie ; tant est forte en moi l'assurance que l'événement le plus malheureux en première apparence reste celui qui, bien considéré, peut aussi mieux nous instruire, qu'il y a quelque profit dans le pire, qu'à quelque chose malheur est bon, et qui si nous ne reconnaissons pas plus souvent le bonheur, c'est qu'il vient à nous avec un visage autre que celui que nous attendions. Mais assurément j'anticipe, et vais gâcher tout mon récit si je donne pour acquis déjà l'état de joie, qu'à peine j'imaginais possible, qu'à peine, surtout, j'osais imaginer permis.
Lorsque ensuite je fus mieux instruit, certes tout cela m'a paru plus facile ; j'ai pu sourire des immenses tourments que de petites difficultés me causaient, appeler par leur nom des velléités indistinctes encore et qui m'épouvantaient parce que je n'en distinguais point le contour. En ce temps, il me fallait tout découvrir, inventer à la fois et le tourment et le remède, et je ne sais lequel des deux m'apparaissait le plus monstrueux. Mon éducation puritaine m'avait ainsi formé, donnait telle importance à certaines choses, que je ne concevais point que les questions qui m'agitaient ne passionnaient point l'humanité tout entière et chacun en particulier. J'étais pareil à Prométhée qui s'étonnait qu'on pût vivre sans aigle et sans se laisser dévorer. Au demeurant, sans le savoir, j'aimais cet aigle ; mais avec lui je commençais de transiger. Oui, le problème pour moi, restait le même, mais, en avançant dans la vie, je ne le considérais déjà plus si terrible, ni sous un angle aussi aigu. – Quel problème ? – Je serais bien en peine de le définir en quelques mots. Mais d'abord n'était-ce pas déjà beaucoup qu'il y eût problème ? – Le voici, réduit au plus simple :
Au nom de quel Dieu, de quel idéal me défendez-vous de vivre selon ma nature ? Et cette nature, où m'entraînerait-elle, si simplement je la suivais ?
André Gide, Si le grain ne meurt, Editions Gallimard, folio, p. 283-284