Comme le doute, comme la prière, comme la parole, comme la main, le rire est le propre de l'homme. Des volumes entiers ont été rédigés par des humoristes et des savants, des philosophes et des historiens pour expliquer le rire. Ils illustrent assez bien l'impossibilité de cerner les activités et les passions des hommes en une formule unique. Le rire est rupture. Fort bien. C'est du mécanique plaqué sur du vivant. Encore mieux. Il se situe au croisement imprévu de deux séries de nécessités. Pas mal du tout. Il est provoqué par une tension qui se relâche brusquement. Pourquoi pas ? Il naît d'un soulagement après une inquiétude. Rien de plus exact. Le rire, en vérité, n'est pas très loin de l'étonnement. Le même ressort fait fonctionner l'interrogation philosophique et l'accès de gaieté : quelque chose dérange le tout, quelque chose, dans le tout, a cessé d'être à sa place ou nous paraît étrange. Dans l'ordre du tragique, voici la philosophie et ses spéculations. Dans l'ordre de l'accidentel et de l'insignifiant, il suffit bien d'en rire. Le rire est de la philosophie avortée.

Il y a eu un premier rire dans l'histoire des hommes. Autre chose qu'une grimace ou un vague sourire de pitié ou de tendresse adressé par une créature à une autre créature. Un vrai rire, un rire franc et massif. Le premier éclat de rire. Cette date, que nous ne connaissons pas, que nous ne connaîtrons jamais, car ni la préhistoire ni l'anthropologie culturelle ne peuvent nous renseigner, est à marquer d'une pierre blanche dans la brève histoire du tout. Elle faisait entrer l'homme dans l'âge de la gaieté. Comme tous les êtres vivants qui sont jetés dans le monde, il était entré depuis longtemps dans l'âge de la souffrance et du malheur. Il entrait avec le rire dans un royaume enchanté dont il est le seul maître : le royaume du comique, de la drôlerie et de la dérision.

Là encore, Dieu ne rit pas. Les pierres, les agapanthes, les orangers, les serpents, les crocodiles, et même les singes, et même les hyènes, dont le rire est pourtant célèbre, ne rient pas non plus. Le rire n'éclate qu'à l'étage de l'homme. Il faut pouvoir penser pour rire. Il faut pouvoir s'étonner, il faut pouvoir douter. Peut-être oserait-on dire qu'il faut, pour rire, avoir, derrière la tête, comme une idée du temps et du mal.

En dépit de Frans Hals, de Jacob Jordaens et des illustrations de Gustave Doré pour Pantagruel ou pour les Contes drolatiques de Balzac, le rire, je ne sais pas pourquoi, n'est guère présent dans la peinture. Encore moins dans la sculpture. Il prend sa revanche dans la littérature. Il y a comme un pacte entre le rire et les mots. L'homme parle, et il rit. Depuis Apuylée et Lucien de Samosate, depuis les Métaphores, appelées aussi L'Âne d'or, depuis Rabelais et Cervantès, qui créent le roman moderne, jusqu'à Flaubert et Proust, le roman, notamment, est imprégné de rire jusqu'à la moelle. Au point que le roman peut être défini comme un genre qui se sépare de l'épopée quand les hommes remplacent les dieux et quand la dérision y pénètre.

L'homme rit, comme il s'étonne et comme il doute, parce qu'il se retourne contre lui-même et parce qu'il inverse ses valeurs. Qu'il y ait quelque chose de démoniaque dans le rire, un refus, une révolte, une rébellion contre l'ordre du monde, à tout le moins une rupture et un éloignement, nous le savons depuis toujours. L'ambiguïté du bien et du mal est cachée dans le rire comme elle est cachée dans les mots. Dans le silence et dans la parole, l'homme est capable de rire parce qu'il est capable de penser. De s'opposer au tout auquel il appartient. Et de s'opposer à lui-même.


Jean d'Ormesson, Presque rien sur presque tout, Paris, Gallimard, 1995