André COMTE-SPONVILLE

Tu as raison, Judith, le sexe est violence, péril, perte de repères… C'est pourquoi il fait peur, et non à cause de je ne sais quelle morale répressive qu'on nous aurait inculquée. D'ailleurs, pourquoi cette morale, si la peur n'était déjà là ? Qu'il faille déculpabiliser la sexualité, ou qu'on ait eu rais n de le faire, c'est une évidence. Mais faut-il pour autant n'y voir qu'un loisir agréable ? Ce serait passer d'un mensonge à un autre. J'observe d'ailleurs que les jeunes d'aujourd'hui, tout élevés qu'ils furent par leurs soixante-huitards de parents, ont peur autant que nous, et pas seulement du Sida. Ils ont peur de la sexualité, comme tout le monde, et c'est ce qu'on appelle la pudeur : l'effroi devant soi, et devant l'autre.

N'exagérons pas pourtant cette part d'abîme ou de folie : le corps a ses limites aussi, qu'on rencontre tôt ou tard, le corps a sa sagesse – et l'esprit, ses refus ! « Je ne suis pas obligée de vouloir m'arrêter ! », dis-tu. Certes. Mais enfin tu es vivante, tu n'as jamais tué ni torturé personne (ou bien, c'est qu'il était consentant : ce n'est plus de la torture !), et tu t'es débrouillée, bien sagement, bien prudemment, pour ne jamais te perdre tout à fait… Encore les femmes peuvent-elles aller plus loin, me semble-t-il, que les hommes, davantage prisonniers d'eux-mêmes, de leur force, de la petite mécanique de leur désir… Passons : il faudrait des détails qui deviendraient indiscrets. Toujours est-il que je me méfie de cette tendance, en beaucoup, à surévaluer la sexualité, à en faire je ne sais quelle extase, quelle porte ouverte sur l'absolu, comme si l'univers était à portée d'orgasme, comme s'ils voyaient Dieu au bout de leur sexe ! C'est beaucoup d'orgueil. Nos plaisirs sont plus ordinaires ; nos abîmes, plus médiocres. Il ne faut pas exagérer la vie, comme dit mon ami Marc, et la tentation n'est jamais aussi grande d'exagérer qu'en matière de sexualité. Et puis, il y a cela aussi, dans l'amour : après la fureur du désir, comme dit Lucrèce, la grande ou petite paix du repos… Le corps est plus simple (heureusement !) que les discours qu'on fait autour, et plus proche de la bête, pour le meilleur et pour le pire, que du divin…

Pour le reste, chère Judith, tu fais évidemment l'amour avec qui tu veux, ami ou pas ! Mais enfin, si la chose se répète et dure, ne serait-ce qu'un peu, avec le même, si vous formez un couple ou quelque chose qui y ressemble, je ne vois pas comment tu peux empêcher que l'amitié s'y mêle, avec le temps, donc aussi la bienveillance, l'intimité paisible, la complicité, l'humour, la douceur… A force de faire abîme commun, cela crée des liens, non ? Et que chacun y reste seul, ce qui est notre expérience à tous, les renforce plutôt, puisque cette solitude partagée n'est pas autre chose que l'amour même, dans sa violence (éros) autant que dans sa douceur (agapè)… J'ai toujours été frappé par la formule de Pavese, dans son journal intime : « Tu seras aimé le jour où tu pourras montrer ta faiblesse, sans que l'autre s'en serve pour affirmer sa force. » Il ne faut pas dire du mal de la douceur, Judith. Si l'amour est le contraire de la force, comme le veut Simone Weil, ou plutôt le contraire de la violence, s'il est une force qui refuse de s'exercer, une puissance qui refuse de dominer, l'amour (le véritable amour : agapè) est douceur, et c'est ce que la mère sait bien, et que l'enfant sait bien, et par quoi l'humanité s'invente, de génération en génération, en surmontant la bête malgré tout qui la dévore. Par quel miracle ? Ce n'est pas un miracle. Toute femelle sait ça, en toute espèce mammifère. Il se trouve que chez les humains (d'ailleurs pas seulement chez eux) même le mâle en est capable, ou est capable de l'apprendre. Ce n'est pas un miracle : c'est la vie même, qui dévore et qui protège, qui prend et qui donne, qui déchire et qui caresse… Le viol existe en l'homme, et sans doute en tout homme. Mais point seul pourtant : il y a aussi l'amant, et l'ami, et le père… Violence et douceur. Qu'il ne faille pas nier la première, je te l'accorde ; mais pourquoi faudrait-il refuser la seconde ?

OUI, MAIS LA FAIBLESSE EN AMOUR EST DANGEREUSE ! RÉTORQUE JUDITH !
La suite vendredi prochain.