Judith BROUSTE
Mais comment après la perte de l'espoir, après les deuils successifs, comment retrouver cet amour « extraordinaire » dont tu parles ? Cet amour suppose-t-il la perte de l'innocence ? Peut-il se nourrir d'autre chose que du désir ? André, de quel sorte d'amour s'agit-il ?

André COMTE-SPONVILLE
L'amour n'a pas besoin d'espérance ; le désir n'a pas besoin d'espérance. La sexualité nous l'apprend, non ? Puis l'horreur le confirme… Qu'on puisse aimer après le deuil (comme événement), c'est à quoi tend le deuil lui-même (comme travail). Mais attention : n'allons pas imaginer je ne sais quel amour qui serait extraordinaire par opposition à d'autres qui ne le seraient pas ! C'est l'amour lui-même qui est extraordinaire, tout amour, quand bien même il s'agit, comme presque toujours, d'amours très ordinaires.
Je voulais simplement dire, Judith, que rien n'a d'importance, que rien n'a de valeur, sauf par l'amour que l'on y met ou qu'on y trouve. Une étoile qui s'éteint, quelle importance ? La fin du monde, quelle importance ? Aucune, si nous n'aimions le monde ou la vie ! C'est le sens du relativisme de Spinoza : ce n'est pas parce qu'une chose est bonne que nous la désirons, c'est parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. Mozart ne vaut que pour qui l'aime. Quand bien même le génie serait une notion objective, nul n'est tenu d'en faire une valeur. Le poids, par exemple, se mesure objectivement ; mais pourquoi préférerait-on toujours le plus lourd ? Quand bien même on pourrait démontrer objectivement (c'est bien sûr impossible) que Mozart est le plus grand musicien de tous les temps, cela n'en ferait pas une valeur objective : car il faudrait d'abord démontrer que la musique est préférable à son absence, et c'est ce qu'on ne peut – ou qu'on ne pourrait - si nous n'aimions pas la musique ! On objectera qu'on peut démontrer que la musique est bonne pour la santé… Sans doute. Mais que vaut la santé, si la vie ne vaut rien ! Et que vaut la vie, si nous ne l'aimons pas ? Il n'y a donc pas de valeur absolue : la beauté ne vaut que pour qui l'aime, la justice ne vaut que pour qui l'aime ! Et la vérité ? Elle n'a pas besoin que nous l'aimions pour être vraie, certes, mais bien pour valoir. Et l'amour ? Il n'est une valeur qu'autant que nous l'aimons, et c'est pourquoi il en est une. Spinoza contre Platon. Ce n'est pas la valeur de l'objet aimé qui justifie l'amour, c'est l'amour qui donne à l'objet aimé sa valeur. Le désir est premier : l'amour est premier. Ou plutôt (car l'amour ne serait absolument premier que si Dieu existait) c'est le réel qui est premier, mais il ne vaut que par et pour l'amour.
Donc, bien sûr, l'amour se nourrit du désir, comme tu dis, Judith, l'amour EST désir. Comment autrement ? C'est presque une question de définition. Je prends « désir » au sens de Spinoza, plutôt qu'au sens de Freud : le désir n'est pas autre chose que la force de vie en nous, ou la vie comme force. C'est puissance de jouir, et jouissance en puissance. Cela dit, la sexualité est un bon exemple, et davantage peut-être. Il se pourrait que Freud ait raison, et je suis bien certain, en tout cas, qu'il n'a pas tort sur tout. Mais laissons. L'important est de ne pas confondre le désir et le manque. Ou plutôt il y a là deux formes de désir : je peux désirer ce qui me manque, certes, et c'est une souffrance (ainsi la soif, quand je n'ai pas à boire) ; mais aussi désirer ce qui ne me manque pas, et c'est un amour. Désirer l'eau que je bois et aimer cette eau, quelle différence ? Tu me diras, Judith, qu'il y a une différence entre aimer une femme et la désirer… A nouveau, c'est une question de vocabulaire. Je dirais plutôt qu'on peut désirer cette femme qui est là, c'est-à-dire l'aimer, se réjouir de son existence (Spinoza : « l'amour est une joie qu'accompagne l'idée de sa cause »), ou bien ne désirer que le plaisir qu'on attend ou qu'on y prend, ce qui est aimer encore mais n'aimer que le plaisir ou que soi…
Au fond, cela rejoint la différence traditionnelle entre éros et agapè, comme disait saint Thomas, entre l'amour de concupiscence (qui n'aime l'autre que pour son bien à soi) et l'amour de bienveillance (qui l'aime aussi pour son bien à lui). Le plus souvent, ces deux amours sont mêlés. La passion amoureuse relève bien sûr d'éros ; l'amitié relève bien sûr d'agapè. Mais qui ne voit qu'il y a aussi de la concupiscence dans l'amitié, et de la bienveillance dans le couple ? Eros et agapè – l'amour de soi, l'amour de l'autre – vont ensemble, et c'est ce qu'on appelle l'amour ! Il reste qu'il y a entre les deux une différence d'orientation, et que « l'amitié maritale », comme disait joliment Montaigne, ne saurait se confondre tout à fait avec la passion amoureuse ou érotique. Cela ne veut pas dire qu'elle l'exclut, bien au contraire ! Le plus souvent, encore une fois, les deux vont de pair ; et agapè, en tout cas, n'existe jamais seul. De là une tension, en tout amour réel, qui peut en faire la difficulté, sans doute, mais aussi le charme ou la force. Vouloir du bien à celle qui nous en fait, quoi de plus spontané ? Faire l'amour avec sa meilleure amie, quoi de plus délicieux ? C'est ce qu'on appelle un couple, quand c'est un couple heureux…

Judith BROUSTE
Précisément. Tu n'as encore rien dit de l'innocence…



RÉPONSE D'ANDRÉ ET SUITE DU DIALOGUE VENDREDI PROCHAIN