Judith BROUSTE

André, tu n'as pas répondu à ma question : qu'est-ce qui t'a fait naître à la philosophie ?


André COMTE-SPONVILLE

La douleur, bien sûr, l'angoisse, l'ennui, le désespoir… Tu sais, ma mère était une grande dépressive, et j'ai commencé à philosopher, je crois bien, pour m'arracher à sa souffrance, et à la mienne. A quoi la philosophie ne suffit pas, évidemment, à quoi rien ne suffit : la souffrance est là, il faut vivre avec. Ou si l'on peut s'en libérer, c'est à la condition d'abord d'accepter qu'elle soit là.
Et puis il y a l'ennui, la morosité des jours, la vie qui passe ou qui se défait, le dérisoire ou la banalité de tout… Il y a quelques poèmes de Jules Laforgue qui disent cela, pour lesquels je donnerais tout Balzac, malgré sa puissance, et même plusieurs des romans de Stendhal, que j'aime tant. « Comme la vie est triste et coule lentement… » Je vois bien (si tant est qu'on puisse comparer : Laforgue est mort à 27 ans…) que Balzac ou Stendhal sont de plus grands génies – mais qu'importe le génie ? J'aime surtout ceux qui ne sont pas dupes du leur, ou même qui ont conscience d'en manquer. Tiens, justement ces vers :

«Ah ! que la vie est quotidienne…
Et du plus vrai qu'on s'en souvienne,
Comme on fut piètre et sans génie !
»

C'est du Laforgue encore, et j'ai passé des dimanches entiers à me répéter cela… Etre l'ami de Laforgue, ce devait être quelque chose. Mais l'ami de Balzac ? Quel ennui ! D'ailleurs, Balzac avait-il des amis ?
Tu veux la vérité, Judith ? La philosophie n'a aucune importance. Les romans n'ont aucune importance. Il n'y a que l'amitié qui compte ; il n'y a que l'amour qui compte. Disons mieux : il n'y a que l'amour et la solitude qui comptent. Mieux encore : il n'y a que la vie qui compte. Les livres en font partie bien sûr, et c'est ce qui les sauve. Mais la vie n'en continue pas moins… Les livres en font partie ; comment pourraient-ils la contenir ? Ils en parlent ; comment pourraient-ils en tenir lieu ? Tout au plus peuvent-ils dire la vérité de ce que nous vivons, cette vérité qui n'est pas dans les livres ou qui ne peut y être parce qu'elle est d'abord dans notre vie. Vérité de la souffrance et de la joie, vérité de l'amour, vérité de la solitude… A quoi bon autrement la philosophie ? A quoi bon la littérature ? Et sans l'amour, à quoi bon vivre ? Laforgue toujours : « Comme nous sommes seuls ! Comme la vie est triste ! » L'amour naît là pourtant, et la joie, la seule vraie joie, qui est d'aimer. C'est ce que j'ai lu chez Spinoza, et que la vie m'a confirmé. Toutes les occurrences les plus ordinaires de la vie sont vaines et futiles, et il ‘y a que l'amour qui soit extraordinaire. Quand on arrive à aimer, et cela arrive malgré tout. Au moins un peu, au moins parfois, même mal, même petitement, même tristement…
La question n'est pas de savoir si la vie est belle ou tragique, dérisoire ou sublime (elle est l'un et l'autre, évidemment), mais si nous sommes capables de l'aimer telle qu'elle est. Cela laisse à la littérature sa place, qui n'est ni la première ni la dernière. Les livres ne valent qu'autant qu'ils apprennent à aimer ; c'est pourquoi la plupart ne valent rien, et les romans d'amour, sauf exception, moins encore ! « C'est du roman », dit-on parfois, pour dire : c'est un tissu d'âneries et de mensonges. Eh bien oui, la plupart des romans ne sont que du roman. J'ai mieux à faire : j'ai mieux à vivre. Le plus urgent, c'est de cesser de mentir. La vraie vie, ce n'est pas la littérature : la vraie vie, c'est la vie vraie.

Judith BROUSTE

La vie vraie n'est pas donnée. Elle arrive après qu'on se soit débarrassé de toutes les « pelures » de soi-même. On y accède après la traversée de zones d'ombres, après une certaine mort de soi. Elle arrive après ce passage. La vie vraie est presque toujours une résurrection. C'est peut-être cela qu'on appelle le ciel sur la terre : vivre un présent qui dure. Qu'on le veuille ou non, même sans dieu, il y a là une dimension mystique.


André COMTE-SPONVILLE

Tu as raison, Judith, la vie n'est pas donnée (à qui le serait-elle ? et par qui ?) : elle est vécue, elle est vivante, elle est le don de lui-même, ce qui donne et ce qui reçoit, et c'est pourquoi rien n'est donné, ni à personne. La vie est là pourtant : l'ego s'en empare, qui voudrait que ce soit son cadeau, son bien, sa chose… C'est le contraire qui est vrai. Le moi appartient à la vie, non la vie au moi. C'est pourquoi il faut mourir à soi-même. Seul l'ego meurt, qui n'est fait que de ses propres « pelures », comme tu dis. Qui saurait s'en défaire (qui saurait s'éplucher tout entier !), il serait plus libre et plus vivant que jamais. La vraie vie n'est pas absente, ou nous n'en sommes séparés que par nous-mêmes. Absente-toi : la vie est là, dès que tu n'y es plus !
Cette absence n'est pas dispersion, mais disponibilité ; non divertissement, mais accueil. C'est tout le mystère de l'attention, ou plutôt son évidence propre : qu'on ne peut être attentif qu'en s'oubliant, et c'est en quoi sans doute, comme disait Simone Weil, « l'attention absolument pure est prière ». Résurrection ? En tout cas pas au sens propre ! Comment serait-ce possible puisque c'est le moi qui meurt ? Comment le ressusciter, sans le rendre à nouveau prisonnier de soi-même ? Les Orientaux, là-dessus, sont plus lucides que nous. On ne pourrait renaître que pour mourir à nouveau, que pour souffrir à nouveau, et ce cycle des égoïtés successives (le samsâra) serait plutôt, dès lors, cela même dont il convient de se libérer. Tu te doutes, Judith, que je ne crois pas à la réincarnation. Mais il y a là, au moins, une façon assez juste de poser le problème : le moi n'est pas ce qu'il s'agit de sauver, mais ce dont il faut se libérer. Comme le paradis des chrétiens, à côté, paraît prisonnier du narcissisme !
Cela dit, on pourrait interpréter autrement la résurrection dont parlent les Evangiles. Je suis comme Spinoza : je prends la crucifixion du Christ à la lettre, mais sa résurrection en un sens allégorique. Pour signifier quoi ? Non que le Christ n'est pas mort, mais qu'il a vécu en éternité ; non qu'il est ressuscité, mais que la mort n'a rien pu lui prendre… Que peut-on prendre au don, quand il n'a rien à donner que soi ? C'est là le ciel sur la terre, en effet, c'est là l'unique grâce. La vie libérée de soi : l'éternité. Le désir libéré du manque : l'amour. La vérité sans phrases : le silence. Mysticisme ? C'est un bien grand mot, pour la simplicité de vivre. Ou bien il faudrait expliquer que le mysticisme n'est que la pointe extrême du vivant, quand il s'arrache à soi (trait commun de toutes les expériences mystiques : plus d'ego), quand il n'y a plus que l'être et la joie, que l'être et l'amour… Cela n'apparaît mystérieux que parce que nous en sommes ordinairement incapables : l'ego prend toute la place !

Judith BROUSTE

Mais comment après la perte de l'espoir, après les deuils successifs, comment retrouver cet amour « extraordinaire » dont tu parles ? Cet amour suppose-t-il la perte de l'innocence ? Peut-il se nourrir d'autre chose que du désir ? André, de quel sorte d'amour s'agit-il ?



RÉPONSE D'ANDRÉ ET SUITE DU DIALOGUE VENDREDI OU SAMEDI PROCHAINS