Vous vivez comme si vous étiez destinés à vivre toujours, jamais vous ne prenez conscience de votre fragilité, vous ne faites pas attention à tout ce temps déjà passé. Vous dissipez comme si vous aviez des ressources inépuisables, alors que peut-être ce jour que vous consacrez à tel homme ou à telle occupation est le dernier. Habités par toutes les craintes propres à un mortel, vous avez en même temps tous les désirs d'un immortel. Tu entendras la plupart des gens déclarer : « A cinquante ans, je m'éloignerai des affaires, à soixante je me démettrai de toutes mes fonctions. » Et qui t'a garanti que ta vie durera au-delà de cela ? Qui admettra que le sort s'accorde à tes plans ? N'as-tu pas honte de te réserver le reste de ta vie et de destiner aux progrès de ton âme le temps seulement où tu ne seras plus bon à autre chose ? N'est-ce pas bien tard de commencer à vivre au moment où il faut cesser ? Comme la nature humaine est sottement insouciante lorsqu'elle repousse à cinquante ou à soixante ans les saines résolutions et prétend commencer à vivre à un âge auquel peu sont parvenus ?

Sénèque, DE BREVITATE VITAE, Arléa, 1997, pp. 96-97

PS Dans la suite du texte, Sénèque cite "au premier rang des égarés" le divin Aguste, puis Livius Drusus "homme fougueux et ardent", puis ce pauvre Cicéron "ballotté entre les Catilina, les Clodius, les Pompée, les Crassus, les uns ennemis déclarés, les autres amis douteux, pris dans la tempête de la République qu'il retient au bord du précipice pour la suivre finalement dans sa chute..." C'est fou comme Rome et Paris se ressemblent à des siècles de distance : rien de nouveau sous le soleil... et vanitas vanitatum omnia vanitas !!!

Mais chacun d'entre nous n'est-il pas un petit Livius en puissance, vainement et ridiculement agité ?