« Enfant, je chantai. Adolescent, comme tous les adolescents, ma voix se brisa. Mais elle demeura étouffée et perdue. Je m'ensevelis passionnément dans la musique instrumentale. Il y a un lien direct entre la musique et la mue. Les femmes naissent et meurent dans un soprano qui paraît indestructible. Leur voix est un règne. Les hommes perdent leur voix d'enfant. A treize ans, ils s'enrouent, chevrotent, bêlent. Il est curieux que notre langue dise encore qu'ils chevrotent ou qu'ils bêlent. Les hommes comptent parmi les bêtes dont la voix casse. Dans l'espèce, ils forment l'espèce des chants à deux voix. On peut les définir, à partir de la puberté : humains que la voix a quittés comme une mue. Dans la voix masculine, l'enfance, le non-langage, la relation à la mère et à son eau obscure, à la cloison de l'amnios, puis l'élaboration obéissante des émotions premières, enfin la voix enfantine qui tire à elle le langage maternel, sont la robe d'un serpent. Alors ou bien les hommes, comme ils tranchent les bourses testiculaires, tranchent la mue. C'est la voix à jamais infantile. Ce sont les castrats .Ou bien les hommes composent avec la voix perdue. On les appelle les compositeurs. Ils recomposent autant qu'ils le peuvent un territoire sonore qui ne mue pas, immuable. Ou encore les humains suppléent à l'aide d'instruments la défaillance corporelle et l'abandon sonore où l'aggravement de leur voix les a plongés. Ils regagnent de la sorte les registres aigus, à la fois puérils et maternels, de l'émotion naissante, de la patrie sonore. On les nomme les virtuoses. »

Pascal Quignard, LA HAINE DE LA MUSIQUE, Folio page 154-155

En post-scriptum, ces questions qui ne cessent de me hanter depuis que lis et relis ces pages :

1/ L'intuition de Quignard explique-t-elle pourquoi il y a si peu de compositrices (elles n'en ont pas besoin, n'ayant jamais mué !) ?
2/ Pourquoi suis-je si profondément, si sensuellement, troublé en entendant des voix de haute-contre (à défaut d'authentiques castrats) ?
3/ Pourquoi détesté-je tant ma propre voix (help Freud !!) ?
4/ Pourquoi cette impatience en moi, cette urgence, de jouer du piano, d'improviser, de composer fiévreusement… Pour reconquérir quelque patrie (l'Enfance ?) à jamais perdue ?
5/ D'où vient est cette magie envoûtante de la langue de Quignard qui donne tout à comprendre par la simplicité, l'ellipse et l'économie des mots pédants ?!

Et toi internaute, musicien(ne) à tes heures, que dis-tu du miracle permanent de la musique (écoutée ou jouée)… de la (ta) voix… de la virtuosité sonore que tu chéris ou abhorres… ?