« (…) Julius se souvient de ce jour comme si c'était hier. Un après-midi de juillet, quelque part en Savoie, près du lac. Il faisait très chaud et l'abbé s'était autorisé une courte sieste. La paroisse avait pris son rythme estival : quelques mariages à célébrer, les réunions reportées en septembre, un agenda libre, une communauté en jachère avec l'invasion pittoresque des touristes lors du self dominical.
Soudain, le téléphone sonne, strident, lancinant. Julius a frissonné. Depuis toujours, il hait le téléphone car, très tôt, il a appris à anticiper le message sous-jacent grâce à une sorte de sixième sens en alerte. Cet après midi-là, dans la touffeur somnolente du célibatorium, il en était sûr, il en frémissait à l'avance, c'était l'orage qui claquait : la stridulation du malheur. Peut-être est-ce ce jour-là qu'avait dé buté son cancer, son vrai cancer, l'assaut des métastases carnassières du scepticisme qui l'avaient rongé de l'intérieur, consumé, annihilé aussi sûrement que la sape souterraine des termites. Et un quart d'heure plus tard, encore en bras de chemise, suant d'effroi, il s'était retrouvé au pied du lit, un lit d'enfant en sapin blond…
Dans son fauteuil club, émergeant de sa torpeur, Julius a ouvert les yeux. Ses pupilles le brûlent, les larmes – maudites larmes cette fois, celles d'une rage rétrospective – bouillonnent, troublent sa vue alors que ses mains, posées sur ses genoux, se mettent à trembler. Et le temps est aboli, porté à incandescence, impitoyable, et Julius ne peut se défendre. Pour une fois, sa mémoire le harcèle et le calcine, bien plus au tréfonds qu'au bord des paupières et le vieux rescapé redevient ce jeune homme bouleversé, pris au dépourvu, terrorisé. En état d'impuissance absolue. En flagrant délit d'imposture.
Florence est allongée sur le lit. Sourire aux lèvres, elle paraît radieuse et détendue. Son visage très pâle fait tache dans la pénombre de la chambre. Temps de l'assoupissement. Une odeur de fleurs coupées, un bourdonnement d'insecte presque indécent dans le silence. L'abbé se tient au pied du lit. Si chaviré que les images se télescopent dans sa tête : le gazon mouillé, la pente du jardin, la machine qui s'emballe, le cri strident de la jeune fille foudroyée… « Ne pleurez pas. Elle n'est pas morte. Elle dort seulement » disait le Maître. Mais on se moquait de Lui. Derrière le jeune prêtre, la mère sanglote, éperdue, incrédule. « Non, ce n'est pas vrai, ce n'est pas vrai, dites-moi que ce n'est pas vrai… » La psalmodie du malheur. Julius doit serrer les mâchoires et les poings dans ses poches pour ne pas céder à l'émotion, pour contenir la crue. Il le faut, il le faut à tout prix… C'est lui, le rempart des mères affligées. Il ne peut pas la décevoir, il n'a pas droit à l'erreur. Il doit se plonger coûte que coûte dans son Petit Livre Rouge pour y déterrer la bonne nouvelle. S'il croit vraiment, il peut le refaire, il va le refaire. Déjà il s'y voit, c'est possible. Il va improviser, à l'arraché, le cinquième Evangile pour sauver cette maman en larmes. N'a-t-il pas, à la suite de Ieschoua, mille fois répété à ses ouailles subjuguées : quand on croit, qu'est-ce qui est le plus ardu ? Transplanter l'Himalaya en pleine mer ou vivifier un cœur de glace ?
Il prend alors la main de la morte et l'appelle : « Talitha qoum ! » (ce qui signifie : « Fillette, je te le dis, réveille-toi ! »). Julius frissonne. Tétanisé, il réussit à palper dans sa poche droite la burette de chrême qu'il a emportée à tout hasard. Dérisoire gri-gri. Le prêtre se sent inutile et grotesque. Il voudrait dire quelque chose, prier, ne serait-ce que mentalement ou faire un geste. Impossible. Pétrifié comme la femme de Loth devant le feu du ciel. Julius ne peut rien faire, n'y consent pas. A quoi bon se leurrer ? A quoi bon jouer et se la jouer ? Apprivoise-t-on la camarde avec des bondieuseries ? Ce serait trop facile. Lâchement, l'abbé ferme les yeux et désire être loin, très loin. Mais soudain la jeune fille se dresse sur son séant, pose un pied par terre, se met à marcher… « Ta foi t'a sauvée, va en paix, » murmure le rabbi.
Julius rouvre les yeux. Florence est toujours là, inerte et souriante. Elle vient d'avoir quinze ans mais elle paraît si menue dans sa robe légère en liberty, avec son nounours posé sur l'oreiller, tout contre sa joue blême, qu'on la croirait encore à l'âge de la marelle. Il a plu à Dieu de rappeler à Lui l'âme de sa petite servante… Julius serre les poings encore plus fort. Bien sûr, ce satané Bon Dieu n'a pas voulu la mort de Florence, mais Il a laissé faire. Crime par omission. Non-assistance à gosse en danger. Face à l'innocence assassinée, face à l'espérance mystifiée, le jeune clerc mesure, pour la première fois aussi clairement, l'étendue du mal qui le rongeait depuis plusieurs mois : en quelques minutes, son kyste ontologique a doublé de volume. Il crève. Jaillissement puis soulagement. Non pas les sanglots chauds de la compassion. Des larmes glacées. Une colère froide. La suppuration de la haine. La mère s'est avancée et étreint son épaule. Et Julius, grand frère de Florence, petit enfant berné, se met à vomir le noir Paradis des croyances assassines. Il abhorre sur-le-champ l'Amant de ses chimères : ce sinistre Seigneur qui a trompé son cœur et fauche sans remords les jeunes filles en fleurs. Julius a eu vingt-neuf ans au début du mois. Ce 22 juillet, entre quatorze et quinze heures, son destin est scellé : un devoir d'athéisme. »

Michel Bellin, LE MESSAGER, H&O, 2003, chapitre IV, pp. 46-49