« Quand un livre vous a percé le cœur, relisez. Ne croyez qu'aux livres qu'on relit. En ce temps de lecture rapide redoutez les livres faciles qui furent écrits mille fois. Vous les reconnaîtrez à leur succès. Comprendre ? Certes, dans l'ordre scientifique, technique et pratique, c'est-à-dire dans le monde du savoir. Mais en art et littérature il faut craindre la clarté. Ne vous arrive-t-il jamais d'être fatigué de comprendre, c'est-à-dire de reconnaître ce que vous savez déjà ? Faites confiance à l'intelligence seconde, à la nuit, relisez. Cédez à la futilité si vous êtes jeunes, demandez une signature à l'auteur, faites relier pleine peau, caressez. Et soudain réveillez-vous : donnez, vendez, faites-vous quatre sous pour acheter de nouveaux livres ou ne rien acheter. Le livre devenu chair et sang , regard, oubliez-le. Pas de citation. Quel plaisir d'être libre de ses admirations ! Payez-vous ce plaisir-là : c'est le plus grand hommage que vous puissiez rendre à un écrivain. Pas de respect pour les héritiers. Puisez dans vos propres trésors. Sous prétexte qu'un fruit est beau, vous n'allez pas le laisser se dessécher et pourrir : qu'il vous envahisse et que vous inonde la saveur de l'été. Mourir encombré de livres : la belle horreur. Faites le vide ou presque cinq ou six fois dans une vie. Ne gardez que les livres qui résistent, étrangers : l'étranger a toujours quelque chose à nous apprendre. »

Jean Sulivan, Petite littérature individuelle, Gallimard, 1971

Snobons les éditeurs-épiciers, les médias aux ordres, les Carremouth pseudo-culturels, les listes des meilleures ventes, les Foires au papier relié et autres bruyants prescripteurs… et retrouvons LE livre intérieur, l'unique - le nôtre - et relisons : que l'écriture soit blessure, cordial, ivresse, folie … vie secrète !