J'ai rencontré la mort.
Si je vous dis où, vous n'allez pas me croire. J'ai rencontré la mort à l'angle du boulevard Sébastopol et de la rue Blondel.
- Tu viens, chéri ?
C'était une voix presque inhumaine à force de beauté, une voix aspirante, la même sans doute qui faillit perdre Ulysse. Je freinai pile des deux pieds et me tournai vers elle. Ah là là. Ah là là là. Je me doutais bien que la mort était femelle, mais pas à ce point. Elle avait mis ses cuissardes noires d'égoutier de l'enfer et son corset des sombres dimanches d'où jaillissaient ses seins livides et ronds comme l'Eternité. Son visage d'albâtre maquillé d'écarlate irradiait de cet ultime état de grâce enfantine nourri d'obscénité tranquille et d'impudeur insolente qui vient aux adolescentes à l'heure trouble des premiers frissons du ventre.
- Tu viens, chéri ?
Je m'attendais à ce qu'elle ajoutât les vers qu'elle chanta naguère pour attirer le poète dans le guêpier de sa guêpière :

Si tu couches dans mes bras
Alors la vie te semblera
Plus facile.
Tu y seras hors de portée
Des chiens des loups des hommes et des
Imbéciles.

- Alors, tu viens ?
- Je ne peux pas, madame. Pas aujourd'hui. Aujourd'hui ça ne m'arrange pas de mourir. C'est bientôt Noël, n'est-ce pas, comprenez-moi.
Il faut vous dire que je revenais des grands bazars voisins, les bras chargés de paquets pour les enfants. Toute la ville frémissait et trépidait de cette espèce d'exaltation électrique et colorée qui agite les familles autant qu'elle racornit les solitaires, à l'approche de Noël.
- Non vraiment, je ne veux pas mourir aujourd'hui, madame. J'ai le sapin à finir…
- Ne sois pas idiot. Viens chéri. Si c'est le sapin qui te manque, je t'en donnerai, moi.
- Mais puisque je vous dis que je veux pas mourir.
- Pourquoi ?
- Pardon ?
- Sais-tu seulement pourquoi tu ne veux pas mourir ? dit encore la mort.
- Euh… je ne sais, moi. J'ai encore envie de rire avec ma femme et mes enfants. J'aime bien mon travail. Je n'ai pas fini de mettre mon bordeaux en bouteilles et j'attends un coup de fil de Maman. Et puis d'abord il faut que j'aille chercher mes chaussures chez le cordonnier de la rue des Pyrénées. Voilà.
- Mon pauvre garçon. Tu es lamentable. Pour la première fois de ta vie, tu as la chance de voir la mort en face, et au lieu de coucher avec moi, tu t'accroches à ton histoire de pompes même pas funèbres. Enfin, mon chéri, sois raisonnable. Regarde autour de toi. Es-tu vraiment sûr de n'en avoir pas assez de cette vie de con ?

Evidemment. Je jetai un regard circulaire sur les boulevards où la pluie glacée détrempait le trottoir gris, sale, jonché des mille merdes molles des chiens d'esclaves. Mes frères humains trépignaient connement entre les bagnoles puantes d'où s'exhalaient çà et là les voix faubouriennes et cassées des chauffards éthyliques englués à vie dans l'incurable sottise des revanchards automobiles glapissant de haine et suintant d'inintelligence morbide.
La vulgarité tragique de la vitrine du Conforama voisin me donna soudain la nausée. Trois grands nègres souillés de misère et transis de froid s'y appuyaient en grelottant dans la dignité autour des balais de caniveaux pour lesquels ils avaient quitté la tiédeur enivrante de leur Afrique natale.A la devanture du kiosque du Sébasto, la guerre menaçait partout, la princesse de Moncul épousait le roi des Cons, le CAC 40 était en baisse et la violence en hausse, les journalistes hébétés crétinisaient au ras des perce-neige, un chanteur gluant gominé affichait aux anges un sourire aussi élégant qu'une cicatrice de césarienne ratée, le ministre des machins triomphait d'incompétence, le roi du football tout nu sous sa douche crânait comme un paon mouillé ravi de montrer sa queue à tous les passants, les cervelles éclatées collées aux carrosseries racontaient en multicolore le grand carambolage meurtrier de l'autoroute : le poids des morts, le choc des autos, et la traditionnelle grognasse du mois racolait l'obsédé moyen avec ses oreilles en prothèse de lapin et ses nichons remontés, luisants de glycérine.
- Alors, tu viens chéri ? dit encore la mort dans un souffle infernal et brûlant qui m'envahit le cou jusqu'à la moelle. « Allez, viens, je te promets que la nuit sera longue. Je te ferai tout oublier. Tu oublieras la pluie, ta vieillesse qui pointe, les passages cloutés, les bombes atomiques, le tiers provisionnel et l'angoisse quotidienne d'avoir à se lever le matin pour être sûr d'avoir envie de se coucher le soir. »
- Excusez-moi, madame, mais j'hésite. D'un côté, il est vrai que ce monde est oppressant. Mais d'un autre côté, depuis que j'ai connu ces étés lointains dans le foin, avec une mirabelle dans une main et la fille du fermier dans l'autre, j'ai pris l'habitude de vivre. Et l'habitude, au bout d'un temps, ça devient toujours une manie, vous savez ce que c'est ! Alors bon, mourir comme ça, là, maintenant, tout de suite, sans cancer ni infarctus, à la veille de Noël, ça la fout mal. Avec la panoplie de Zorro et la poupée qui fait pipi tout seule dans les bras, j'aurais peur de rater ma sortie. Et puis j'imagine ma femme, en haut de son escabeau, accrochant ses guirlandes, quand on lui apprendra la nouvelle : « Madame. Soyez courageuse. Votre mari… c'est affreux… » Et elle : « Oui, c'est toujours pareil, il n'est jamais là quand on a besoin de lui, c'est toujours les mêmes qui accrochent les guirlandes. »
Alors la mort haussa les épaules et se rabattit sur un petit vieux propret qui rentrait réveillonner tout seul dans sa chambre de bonne. A minuit, il aurait rempli son verre de mousseux pour trinquer avec sa télé noir et blanc.

Elle l'a baisé à mort, à même le trottoir.

Pierre DESPROGES, Vivons heureux en attendant la mort, Seuil, 1991

BONUS :
S'il est vrai que l'humour est la politesse du désespoir, s'il est vrai que le rire, sacrilège blasphématoire que les bigots de toutes les chapelles taxent de vulgarité et de mauvais goût, s'il est vrai que ce rire-là peut parfois désacraliser la bêtise, exorciser les chagrins véritables et fustiger les angoisses mortelles, alors oui, on peut rire de tout, on doit rire de tout. De la guerre, de la misère et de la mort. Au reste, est-ce qu'elle se gêne, elle, la mort, pour se rire de nous ? Est-ce qu'elle ne pratique pas l'humour noir, elle, la mort ? Regardons s'agiter ces malheureux dans les usines, regardons gigoter ces hommes puissants boursouflés de leur importance, qui vivent à cent à l'heure. Ils se battent, ils courent, ils caracolent derrière leur vie, et tout d'un coup ça s'arrête, sans plus de raison que ça n'avait commencé, et le militant de base, le pompeux P.D.G., la princesse d'opérette, l'enfant qui jouait à la marelle dans les caniveaux de Beyrouth, toi aussi à qui je pense et qui a cru en Dieu jusqu'au bout de ton cancer, tous, tous nous sommes fauchés un jour par le croche-pied rigolard de la mort imbécile, et les droits de l'homme s'effacent devant les droits de l'asticot.

Réquisitoire contre Jean-Marie Le Pen
28 septembre 1982
Tôt ou Tard Volume 3
Le Seuil, tome 1