« Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j'avais appris à me voir par leurs yeux ; j'étais un enfant, ce monstre qu'ils fabriquent avec leurs regrets. Absents, ils laissaient derrière eux leur regard, mêlé à la lumière ; je courais, je sautais à travers ce regard qui me conservait ma nature de petit-fils modèle, qui continuait à m'offrir mes jouets et l'univers. Dans mon joli bocal, dans mon âme, mes pensées tournaient, chacun pouvait suivre leur manège : pas un coin d'ombre. Pourtant, sans mots, sans forme ni connaissance, diluée dans cette innocente transparence, une transparente certitude gâchait tout : j'étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu'on la joue ? Elles se dénonçaient d'elles-mêmes les claires apparences ensoleillées qui composaient mon personnage : par un défaut d'être que je ne pouvais ni tout à fait comprendre ni cesser de ressentir.
(…)
Vermine stupéfaite, sans foi, sans loi, sans raison ni fin, je m'évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d'imposture en imposture. Je fuyais mon corps injustifiable et ses veules confidences ; que la toupie butât sur un obstacle et s'arrêtât, le petit comédien hagard retombait dans la stupeur animale. De bonnes amies dirent à ma mère que j'étais triste, qu'on m'avait surpris à rêver. Ma mère me serra contre elle en riant : « Toi qui es si gai, toujours à chanter ! Et de quoi te plaindrais-tu ? Tu as tout ce que tu veux. » Elle avait raison : un enfant gâté n'est pas triste ; il s'ennuie comme un roi. Comme un chien.
Je suis un chien : je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler. Je suis un arbre, le vent s'accroche à mes branches et les agite vaguement. Je suis une mouche, je grimpe le long d'une vitre, je dégringole, je recommence à grimper. Quelquefois, je sens la caresse du temps qui passe, d'autres fois – le plus souvent – je le sens qui ne passe pas. De tremblantes minutes s'affalent, m'engloutissent et n'en finissent pas d'agoniser ; croupies mais encore vives, on les balaye, d'autres les remplacent, plus fraîches, tout aussi vaines ; ces dégoûts s'appellent le bonheur ; ma mère me répète que je suis le plus heureux des petits garçons. Comment de la croirais-je pas
puisque c'est vrai ? »

J.P. Sartre, Les mots, Folio, p. 70 et 78-79 Editions Gallimard