COMME LA FRAISE A GOÛT DE FRAISE…
Par Michel Bellin le mercredi 28 février 2007, 07:39 - Lien permanent
On sait que les Propos d'un Normand du philosophe Alain ont paru chaque jour sous ce titre dans la Dépêche de Rouen, du 16 février 1906 au 1er septembre 1914. La série entière comprend 3098 propos qui semblaient voués à l'oubli. Mais quelques lecteurs fervents s'entendirent pour conserver, parmi ces courts textes quotidiens, ceux qu'ils avaient le plus admirés.
Au sujet de ces Propos vivifiants, parfois drôles, Jean Jaurès écrivait le 15 mars 1914 : « Ce sont des notes rapides sur les sujets les plus variés et j'y trouvai un sens si tranquille et si pénétrant de la réalité, une telle force d'observation et d'analyse, une attention si exacte de n'être jamais dupe des apparences et des fictions, et en même temps un style si pur, si souple, si pénétrant que j'éprouvai un enchantement d'esprit. » Il ajoutait : « Les Propos me paraissent, à bien des égards, un des chefs-d'œuvre de la prose française. »
Je me réfère souvent à ces billets du philosophe Alain, tant pour le fond que pour la forme (voir le texte Regarde au loin du jeudi 18 janvier 2007), c'est un massage de l'âme et le texte que je propose aujourd'hui à propos du suicide d'un adolescent est intemporel et vivifiant : paradoxalement, Alain exalte la vie savoureuse et conclut : mourir, c'est renoncer.
Au sujet de ces Propos vivifiants, parfois drôles, Jean Jaurès écrivait le 15 mars 1914 : « Ce sont des notes rapides sur les sujets les plus variés et j'y trouvai un sens si tranquille et si pénétrant de la réalité, une telle force d'observation et d'analyse, une attention si exacte de n'être jamais dupe des apparences et des fictions, et en même temps un style si pur, si souple, si pénétrant que j'éprouvai un enchantement d'esprit. » Il ajoutait : « Les Propos me paraissent, à bien des égards, un des chefs-d'œuvre de la prose française. »
Je me réfère souvent à ces billets du philosophe Alain, tant pour le fond que pour la forme (voir le texte Regarde au loin du jeudi 18 janvier 2007), c'est un massage de l'âme et le texte que je propose aujourd'hui à propos du suicide d'un adolescent est intemporel et vivifiant : paradoxalement, Alain exalte la vie savoureuse et conclut : mourir, c'est renoncer.
Un enfant qui se donne volontairement la mort, voilà une chose douloureuse et presque insupportable à imaginer. Essayons d'y penser avec clairvoyance, et de retrouver l'ordre dans ce désordre.
La vie est bonne par-dessus tout ; elle est bonne par elle-même ; le raisonnement n'y fait rien. On n'est pas heureux par voyage, richesse, succès, plaisir. On est heureux parce qu'on est heureux. Le bonheur, c'est la saveur même de la vie. Comme la fraise a goût de fraise, ainsi la vie a goût de bonheur. Le soleil est bon ; la pluie est bonne ; tout bruit est musique. Voir, entendre, flairer, goûter, toucher, ce n'est qu'une suite de bonheurs. Même les peines, même les douleurs, même la fatigue, tout cela a une saveur de vie. Exister est bon ; non pas meilleur qu'autre chose ; car exister est tout, et ne pas exister n'est rien. S'il n'en était pas ainsi, aucun vivant ne durerait, aucun vivant ne naîtrait. Pensez qu'une couleur est joie pour les yeux.
Agir est une joie. Percevoir est une joie aussi, et c'est la même. Nous ne sommes point condamnés à vivre ; nous vivons avidement. Nous voulons voir, toucher, juger ; nous voulons déplier le monde. Tout vivant est comme un promeneur du matin. Toutes ces choses qui s'étagent jusqu'à l'horizon, elles n'ont de sens que parce que je le veux. Autrement ce ne seraient que des chatouillements au fond de mes yeux. Mais je me dis : voilà un sentier, des arbres ; cette ligne bleue, c'est une colline où je marcherai. Cela se voit bien au théâtre, où les décorateurs ne nous montrent qu'une toile avec des couleurs dessus ; mais, tout de suite, nous renvoyons les lointains à leur place ; nous tirons à nous les premiers plans. Pour le monde réel autour de nous, c'est la même chose. Le vaste ciel n'est que du bleu dans mes yeux ; mais je l'étale au-dessus de ma tête. Voir, c'est vouloir voir. Vivre, c'est vouloir vivre. Toute vie est un chant d'allégresse. Ils disent bien que Beethoven a vaincu la douleur ; mais ils n'expliquent pas du tout Beethoven par là ; n'importe vivant remporte la même victoire ; le mendiant aussi ; le chien aussi, sans doute.
Seulement, il arrive qu'on meurt ; et les causes qui font mourir sont plus ou moins visibles, mais leur effet est toujours le même. La vie n'a plus la saveur de la vie. Plaisir aussi bien que douleur, tout est frelaté ; l'action est comme une source tarie. Alors il est inévitable que le monde s'écroule faute d'action. Pour ceux qui ne veulent plus vivre, c'est bientôt la fin du monde. C'est ainsi qu'on meurt. Mourir, c'est renoncer.
29 mai 1909
Alain, PROPOS D'UN NORMAND III (1906-1914), Gallimard, 1956
Lire aussi un très beau commentaire de cette page dans les Impromptus d'André Comte-Sponville, PUF, 1996, p. 55-71