« Si j'oublie un instant la mue masculine, l'attente, telle est la seule expérience que le temps nous donne de lui-même. La durée est une résistance. Le temps est ce qui dure, ce qu'on endure, l'éloignement entre la proie et les mâchoires, entre l'affût et la prédation, désirer et jouir. L'enfant – qui sait la vérité, à proportion qu'il n'est pas acquis à la parole, à la résignation, à la perte, à la mélancolie – ne sait pas endurer le délai. Telle est aussi une part de l'objet de la musique : endurer le délai. Construire du temps à peu près non frustrant, éprouver la consistance du temps et peu à peu y infiltrer de l'avant et de l'après, du retour et du à-venir, de l'est et de l'ouest, du soprano et de l'aggravé, du rapide et du lent ; tenir les rênes de la frustration, maîtriser la carence immédiate, jouer avec l'impatience.
(…)
Ecouter l'attente avec beaucoup d'attention. Ecouter attentivement de la musique. C'est faire d'un moment de temps-long une faveur du sort. C'est se divertir du temps par une espèce d'attente de lui. C'est de l'ennui qui jouit.
(…)
Comme il perdit la voix à treize ou quatorze ans, l'auditeur de musique s'échange au mouvement de perdre. Un temps cherche à lui plaire. Ce qui le frustre, lui ôte le plaisir et le voue à la mort cherche à lui plaire. Ce qui dérobe et est lié au mortel a tout à coup un accès de générosité et fait comme un présent. Il y a là un paradoxe qui rend cette fonction particulière à la musique plus ou moins perverse. La musique y paraît tout à coup comme faite d'un humour noir qu'on peut avoir envie de refuser vivement. C'est un morceau de sucre rompu qu'on pose doucement sur une dent qui est cariée. La musique chuchote à l'oreille de son auditeur : « Regarde le temps ! Un jeu d'enfant ! Un trait virtuose ! Et qui revient ! Ecoute ! Le temps n'est rien ! Et la mort n'est qu'une occasion de plaisir !
»

Pascal Quignard, La leçon de musique, Hachette 1994

C'est pourquoi, à la fin de ma pièce Raphaël ou le dernier été (aux Editions Alna), mon héros meurt en buvant la ciguë en même temps que la musique de Fauré (ou de Richard Strauss dans la version du roman). C'est pourquoi, toute mort volontaire ne peut être selon moi que savoureuse, mélodieuse, voluptueusement dissoute sur le satin des cordes, temps – et mal de vivre – à jamais étirés, suspendus, annihilés… C'est un tel point d'orgue que je souhaite lorsque la colonne des débits s'alourdira au détriment de celle des crédits. Oui, que vienne cette soirée de rêve si souvent imaginée, mon départ tant convoité pour l'interminable croisière, le moment magique, inédit, excitant, joyeusement mélodramatique, absolument libre et déterminant où, confortablement alangui sous la couette, je dégusterai ensemble l'Adagietto de Mahler et ma mousse au chocolat noir truffé de comprimés amères
…même si partir à l'heure n'oblige pas de tirer sa révérence en avance !