Une explication préliminaire : si à l'époque (années 80) j'avais été plus lucide, moins lâche ou tout simplement moins amoureux (« Ce que femme veut… »), si j'avais été moins assourdi par les injonctions de la norme sociale et moins séduit par les sirènes de la félicité domestique, j'aurais conformé mon choix – la stérilité volontaire – à ma pensée profonde. Ceci avoué, le passé étant définitivement passé, après tant de bonheurs cueillis, j'espère qu'un avenir est destiné à mes « bébés adultes », avenir ouvert à défaut d'être lumineux…
Et j'espère que j'aurai, moi, la force et la sagesse de diminuer. De m'effacer. Oui, telle est ma conviction, ou ma (provocante ?) profession de foi : être père (ou mère) le moins longtemps possible. Que je n'aie pas besoin de mes enfants pour exister. Qu'ils n'aient guère besoin de leur « papa » pour devenir qui ils sont. Car un parent idéal n'existe pas, pas plus qu'un enfant immortel. Que chacun fasse le deuil de l'autre. Surtout ne jamais faire payer à l'enfant tant convoité le prix de la reconnaissance par le poids de la ressemblance. Ne jamais rester non plus scotché à ses parents – surtout pas à la mère – pour avoir moins peur de la vie ou de soi-même. Ou pour se faire pardonner sur le tard… à défaut de pouvoir leur pardonner, même si, disait Goethe, « être adulte, c'est avoir pardonné à ses parents. » N'avoir de cesse de couper le cordon ombilical, de briser le miroir… aux alouettes. Apprendre à se déprendre. Consentir à larguer les amarres, j'ai failli écrire larguer les amours. Jeu de mot cruel mais indispensable puisque tout lien affectif est refuge et prison. Accomplir l'amour en l'effaçant. Engranger l'amour en le dilapidant plus qu'en le capitalisant.
Il y faut du temps ! De l'inventivité. De l'abnégation. Et de la force de caractère… ce qui n'exclut pas la tendresse à dose homéopathique !

« La possibilité physiologique de concevoir un enfant n'oblige pas au passage à l'acte – tout comme le pouvoir de tuer ne génère en rien le devoir d'accomplir un homicide. Si la nature dit : « Vous pouvez. », la culture n'ajoute pas forcément : « Donc vous devez. » Car on peut soumettre ses pulsions, ses instincts et ses envies à la grille analytique de la raison. Pourquoi faire des enfants ? Au nom de quoi ? Pour en faire quoi ? Quelle légitimité a-t-on pour faire surgir du néant un être auquel on ne propose, in fine, qu'un bref passage sur cette planète avant retour vers le néant dont il provient ? Engendrer relève pour beaucoup d'un acte naturel, d'une logique de l'espèce à laquelle on obéit aveuglément alors que pareille opération métaphysiquement et réellement lourde devrait obéir à un choix raisonnable, rationnel, informé.
Seul le célibataire aimant supérieurement les enfants voit plus loin que le bout d son nez et mesure les conséquences à infliger la peine de vie à un non-être. Est-elle si extraordinaire, joyeuse, heureuse, ludique, désirable, facile la vie qu'on en fasse cadeau à des petits d'homme ? Faut-il aimer l'entropie, la souffrance, la douleur, la mort qu'on offre tout de même ce tragique paquet-cadeau ontologique ?L'enfant qui n'a rien demandé a le droit à tout, surtout à ce qu'on s'occupe de lui totalement, absolument. L'éducation n'est pas l'élevage – ce que supposent ceux qui parlent d'élever des enfants. Mais l'attention de chaque instant, de chaque moment. Le dressage neuronal nécessaire à la construction d'un être ne tolère pas une seule minute d'inattention. On détruit un être avec un silence, une réponse différée, une négligence, un soupir, sans s'en apercevoir, fatigué par la vie quotidienne, incapable de voir que l'essentiel pour l'être en formation se joue non pas de temps en temps mais en permanence, sans répit.
Il faut beaucoup d'innocence et d'inconséquence pour s'engager dans l'édification d'un être quand souvent, très souvent, on ne dispose pas même des moyens d'une sculpture de soi ou d'une construction de son propre couple dans la forme appropriée à son tempérament. Freud a pourtant prévenu : quoi qu'on fasse, une éducation et toujours ratée. Un regard sur la biographie de sa fille Anna lui donne ô combien raison !
L'enfant obtenu dans une famille attache définitivement le père à la mère. Monsieur de La Palisse confirme : un homme (ou une femme) peut cesser d'aimer sa femme (ou son mari), elle (ou il) reste néanmoins et pour toujours la mère (ou le père) de ses enfants. La confusion de la femme, de la mère et de l'épouse – idem avec l'agencement homme, père mari – dans le couple classique provoque d'irréparables dommages pour les enfants une fois cet agencement délité. L'engendrement agit en nouveau piège pour empêcher l'éros léger et condamner à la lourdeur d'une érotique au service de plus qu'elle, à savoir la société.
Il n'y a pas, comme je l'entends souvent, une alternative qui oppose l'égoïsme des refuseurs d'enfants à la générosité partageuse des couples tout entiers dans l'abnégation, mais des êtres qui trouvent leur intérêt, de part et d'autre, à agir comme ils le font. L'égoïsme des géniteurs qui suivent leur pente vaut bien l'égoïsme de qui choisit la stérilité volontaire. Je crois pourtant que seul un réel amour des enfants dispense d'en faire… »

Michel ONFRAY, La puissance d'exister, Grasset (2006)


Une fois encaissée la suffocante conclusion du plus « queer » de nos philosophes (dixit un chroniqueur d'HomoMicros ), une fois assumé crânement l'égoïste instinct de procréation qui somnole en chacun(e) de nous - ou son dégrisement, en ce qui me concerne -, retour au questionnement « incontournable » : pourquoi en définitive se prolonger coûte que coûte et choisir de transmettre en « notre modernité nihiliste, marchande et libérale » ce cadeau-fardeau : la vie ?