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La mère de Madeleine resta un moment sans voix, son couteau levé à quelques millimètres de la pomme de terre qu’elle était en train d’éplucher. D’un coup, elle avait tout compris et entrevu le pire. Elle plongea un regard aigu dans celui de sa fille et lui dit d’une voix à peine audible :

- Tu ne vas pas me dire…

- Que nous envisageons de nous marier, Lorenzo et moi ? Mais si ! C’est exactement de ça dont je veux te parler; enchaîna Madeleine, soutenant sans faiblir le regard de sa mère. Voyons maman ! Ne me dis pas que tu ne te doutais pas de quelque chose depuis le temps ? Tu es trop intelligente et trop futée pour ça !

Elle avait troussé ce petit compliment pour amortir le choc et ne pas laisser sa mère s’embarquer dans un de ses éclats aux effets théâtraux dont elle avait le secret et que Madeleine détestait au plus haut point. Elle ouvrit la bouche pour crier, se ravisa, puis, s’affaissant sur elle-même avoua avec un accent assez lamentable dans la voix :

- Oh ! bien sûr que je me doutais de quelque chose… Mais je n’osais rien dire ! J’avais tellement peur que ton père s’en rende compte lui aussi et fasse un éclat…

« Sacrée maman ! pensa Madeleine, quel art consommé de tourner une situation à son avantage.»

Elle décida de lui couper toute retraite :

- Papa ? dit-elle d’un air naïf, non seulement il est au courant, mais il attend ton avis pour donner son accord éventuel, je veux dire si tu veux bien te montrer favorable à notre projet…

- Mon accord ?

Madeleine comprit aussitôt qu’elle avait manœuvré juste. Sa mère sourit avec une suffisance déplaisante et susurra d’un ton de confidence :

- Toujours aussi indécis, ce cher René ! C’est toujours à moi de faire face aux situations tordues et de prendre seule les décisions…

Elle soupira et ajouta en secouant la tête d’un air entendu :



- J’espère que ton Lorenzo saura porter le pantalon, lui, et que tout ne retombera pas aussi sur toi, ma pauvre fille.

Puis elle se rembrunit aussitôt, comprenant qu’elle avait pratiquement donné son aval à ce projet, que, dans le fond, elle trouvait insensé. Insensé et surtout prématuré. Alors elle s’embarqua dans un long discours assez obscur, accumulant progressivement tous les arguments, tous les clichés qui en bout de course déconseillaient formellement une telle union. Le regard de plus en plus brillant, ses frisettes en grand danger, la patate à la main, Lucienne était intarissable et semblait trouver une inconsciente et virulente jubilation à en rajouter, dans une sorte de spirale verbale, soudain déchaînée telle une tornade, à la hauteur de l’affreux scandale. Avec aussi ce qu’il fallait de fausse douceur et de tendresse inquiète. Tout y passa : le fait que Lorenzo n’était pas du pays, mieux que ça, qu’il était un Italien, et un Italien du Sud par-dessus le marché ; qu’à trente-et-un ans, il était déjà bien vieux et que l’écart entre eux n’était pas de bon augure (« Tu te rends compte, quand tu auras à peine soixante ans… ») ; qu’il n’avait pas non plus de situation stable, ni d’ailleurs très brillante ; qu’on ne savait rien ni de son passé ni de sa famille — était-il seulement catholique ?

Lucienne ajouta de plus belle :

- Et ses antécédents de santé, qu’en savons-nous ? Il faut se méfier des gens qui ont trop bonne mine, qui portent haut. Certes, c’est un gentil garçon, qui paraît sérieux, mais avec ces Italiens, il faut être prudent, ils savent cacher leur jeu. Ils sont tous tellement séducteurs ! Travailleurs, c’est vrai, il n’y a qu’à voir ici Brunetti, comme il s’en est sorti ! Ils arrivent toujours à leur fin et parviennent même à nous damer le pion. Mais après ? Doux Jésus, ma fille, tu n’imagines pas ce qui t’attend peut-être. Bien sûr, pour l’été, c’était très bien entre vous deux, très sympathique ! Et tu te sentais tellement seule, avec parfois ces baisses de moral que je ne m’explique toujours pas. Ce qu’il te faut, vois-tu, c’est un garçon du pays. Bien enraciné et que tout le monde connaît et estime. Il y a tant de beaux et solides jeunes gens bien de chez nous qui n’attendent qu’un signe de toi pour te demander en mariage ! Tiens ! Par exemple, le fils des Mossuz, le fils Baud ou même le Plantard, tous de ton âge, avec des situations en or dans les mains. Et le petit Fabien ? Il est vraiment mignon et surtout très efficace : on m’a dit qu’il allait ouvrir la nouvelle agence du Crédit Agricole. Tu te rends compte ! À vingt-quatre ans ! Evidemment, il a son oncle dans la manche, n’empêche… Bref, comme je disais, des familles sérieuses, pratiquantes, de notre milieu. Que dira-t-on le jour du mariage quand on verra ce pauvre Lorenzo perdu, sans famille, avec son allure un peu gauche et dégingandée. À ce sujet, je veux te dire… bien sûr, ça ne me regarde pas, j’espère qu’un de ces jours, il coupera ses cheveux, enfin un peu… Ne trouves-tu pas qu’ici ça fait mauvais genre ? En tout cas, pour la noce, ça s’impose. Il faut qu’on montre quelqu’un de net. Oh ! bien sûr, c’est un beau garçon, je connais la chanson. Ton père aussi, quand nous nous sommes connus, était éblouissant. Pas dans le même style, bien sûr, mais il avait de la classe et était mince comme un fil de fer. Si, si, Mado, je t’assure ! Heureusement, rien à voir avec ce petit côté macho, je n’aurais pas supporté ! Il paraît que ces méridionaux, surtout les Calabrais, sont d’une exigence terrible avec leurs épouses, qu’ils leur imposent ces horribles tenues noires, des espèces de mantilles d’un autre âge, qu’ils les consignent à la maison à torcher les bambini tandis qu’eux, ils ne se privent pas pour courir la gueuse ! J’exagère à peine. Il y a des exceptions bien sûr… Je veux bien croire que ton Lorenzo ne sera pas un couratier. J’en ai connus, tu sais ! Même les Savoyards ne sont pas en reste… Mais il y a l’atavisme, ça, on n’y peut rien. Enfin, Mado, tu n’y penses pas ? Toi, secrétaire trilingue et ton mari tâcheron chez les Chevallay !

- Ah ça suffit maman ! hurla Madeleine en tapant un violent coup de poing sur la table.

Sa mère sursauta et regarda sa fille avec stupéfaction.

- Qu’est-ce qui te prend ? dit-elle d’une voix soudain ébréchée.



- Qu’est-ce qui me prend ? Il me prend que j’en ai par-dessus la tête de tes caquetages de concierge de bas étage !



Elle savait qu’en disant cela, elle atteignait sa mère dans sa fierté de bourgeoise (mâtinée de ruralité refoulée !), sûre de sa vérité, encore plus de son bon droit mais trop, c’était trop ! Tellement caricatural, ce caquetage, tellement grotesque… Madeleine était décidée à faire mal, très mal, question de bien remettre les pendules à l’heure.

- Mais est-ce que tu te rends compte de ce que tu racontes ? De l’imbécilité de tes arguments ! Du racisme sous-jacent ! De tes rancœurs secrètes peut-être… C’est… c’est… (Suffoquée, elle ne trouvait pas le mot approprié pour exprimer sa révolte, plus encore son dégoût.) Vraiment tu me déçois, maman ! Je te croyais plus intelligente et plus futée d’ordinaire. Surtout plus fine…

Le visage de sa mère se décomposait à mesure que sa Mado plantait une nouvelle banderille ; ses mains se mirent à trembler légèrement.

- Ma petite fille, ma petite fille… murmura-t-elle d’une voix de naufragée.

- Ta petite fille, maman, est en âge de savoir ce qu’elle fait et ne mérite pas qu’on lui oppose des arguments passe-partout et vulgaires à un projet qui engage toute sa vie. Ta petite fille est en droit d’attendre de sa mère une écoute aimante et constructive. Toi, avec tes préjugés d’un autre âge, avec ta désinvolture stupide, tu salis tout ! Tu n’as pas le droit de juger Lorenzo et notre amour à travers tous ces clichés de bas étage, ces ragots de bistrot que tu me ressasses depuis un moment. C’est ça qui me révolte. Que tu n’aimes pas Lorenzo, que tu désapprouves notre projet, c’est ton droit ; mais qu’en me servant cette bouillie, tu te déshonores en tant que mère… que tu perdes devant moi toute dignité… que tu t’abaisses à…

Madeleine tremblait comme une feuille et elle sentit que la débâcle n’était pas loin : des larmes de colère bien sûr ! Elle parvint pourtant à se ressaisir tandis que Lucienne, pétrifiée et défaite, baissait les yeux, des larmes silencieuses coulant sur ses joues en même temps que le rimmel. Encore furieuse mais bouleversée, à la vue de cette défaite humide et flasque, elle comprit d’instinct qu’il ne fallait pas pousser plus loin l’offensive au risque de provoquer une blessure irrémédiable qui ne cicatriserait jamais dans son cœur et ouvrirait entre elles deux un fossé définitif. Elle s’essuya la main droite à son tablier, la tendit à travers la table et prit celle de sa mère. Puis d’une voix pleine de tendresse et de douceur, elle lui dit :

- Pardonne-moi, maman, pardonne ma vivacité. Tu me connais ! Mais tout ça n’est pas digne de toi et tu le sais bien. Quand tu parles ainsi, ce n’est pas toi, maman, et ça me rassure dans le fond. Je sais que ce n’est pas la mère que j’aime et que je respecte. Mais il faut voir les choses en face. Sans s’affoler ni juger. Ni moi, ni Lorenzo ne sommes plus des gamins. Nous nous aimons, crois-moi, d’amour vrai. Et le temps, l’âge… ne fait rien à l’affaire. Quand on aime, on sait. Un point c’est tout. Nous avons pesé notre décision même si nous nous connaissons depuis relativement assez peu de temps. (Ébahie, Madeleine mesura soudain en elle ce degré de certitude, d’anticipation. Elle n’en fut pas déstabilisée, confortée au contraire et comme exaltée.) L’amour, c’est merveilleux, non ? Puissant ! Irrésistible. Alors, fais-nous un minimum confiance, c’est tout ce que j’attends de toi. C’est tout ce que nous espérons. Tu t’imagines mon drame si, pour épouser Lorenzo, je devais quitter la famille, couper les ponts avec vous ? C’est seulement là que les langues iraient bon train, tu peux me croire ! Et sans toi, sans papa, sans Joël, que ferai-je ? Allez, prends le temps de réfléchir à tout cela, parles-en avec papa, calmement, écoute ses arguments. Mais sache que rien ne me fera renoncer à Lorenzo.

Elle prononça ces derniers mots avec une détermination qui n’échappa pas à sa mère. Celle-ci d’ailleurs s’était déjà rendue.

- J’en parlerai avec ton père, conclut-elle pour ne pas perdre tout à fait la face devant sa fille. Et nous te ferons part de notre décision.

« Votre décision ? » hasarda Madeleine. 

Elle faillit relancer le débat. « La décision ne relève pas de vous et vous le savez bien » pensa-t-elle.

Mais elle se tut.

- Merci maman, dit-elle enfin, je sais que je peux compter sur vous.

La phrase était suffisamment ambiguë pour ne pas bloquer l’avenir mais madame Bosson, en croisant le regard de sa fille, ne fut pas dupe sur ce merci qu’elle lui concédait. Madeleine fit le tour de la table, s’approcha et elles s’échangèrent un rapide baiser de mère à fille.

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Extrait des "AMANTS DES PRAZ" de Michel Bellin

Roman disponible soit en version papier 1 seul tome de 440 pages

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