"Un de mes meilleurs potes, pas mon Pote – je veux dire, l'homme (du reste) de ma vie – non, mais un super-copain, un vrai frangin. Bref, il s'appelle Barnard. Musicien, comédien, charmeur, subtil, gentil, la voix douce et le teint sombre. Encore ! Oui, c'est mon idée fixe, il est Nescoré bon teint, plutôt café au lait. Bref, la perle des Antilles. Toutes les qualités, un seul défaut : il est hétéro, banalement hétéronormé.

Grand coureur de jupons, il les collectionne tous, il n'en conserve aucun et toutes les donzelles s'échappent de ses pièges (c'est peut être la faille ?). Il me connaît par cœur, il devine mon fantasme, il en joue, me taquine, me frôle de sa dégaine pour moi inaccessible. Eh bien, depuis 10 ans qu'on se connaît, depuis nos stages de relaxation où ses mains me pétrirent, rien ne s'est passé, jamais, ô grand jamais… Mais lorsque je suis très seul ou quand, trop cérébral, je peine à jouir, je pense à lui - mon accélérateur - et c'est magique, miraculeux, sa bouche diamantine, le satin de sa peau, la douceur de sa voix, ses doigts interminables, l'étincelle de ses yeux, la discrète moustache qui obombre sa lèvre, son buste interminable et sous son slip de neige son…bref, mes vannes s'entrouvrent et fuse mon plaisir.

C'est Barnard mon fantasme fait chair, ma réincarnation, le dogme que je vénère quand, dans le sanctuaire… je ne l'ai jamais vu, ce Christ noir, mon Christ en gloire, mais j'en rêve, fruit défendu et si bien gardé au jardin des Délices. Dans l'Eden convoité, le pommier est un baobab et l'orvet tentateur un mâle anaconda. Bref, mon envie compulsive, unique, tyrannique : lui tailler une pipe, que dis-je, une pipe, un calumet, un brûle-gueule, un chibouk à longue tige. Un jour. Une nuit. Un instant d'abandon. Mais puis-je lui avouer alors qu'il sait déjà ? Puis-je lui susurrer que c'est lui, lui seul, mon narguilé géant, ma houka enivrante au long bec rubescent ? Je sais, c'est indécent, plus encore, improbable. Mais je rêve, il faut rêver… ça permet de durer, d'endurer jusqu'au jour… Car un jour, je le sais, par jeu, uniquement par facétie, ou par amitié, par simple empathie, se tenant comme toi à présent, là, exalté, offert au pied du pieu, mon Barnard me dira, en s'amusant, en s'esclaffant, droit dans les yeux : « Sors-la ! ». L'ordre maléfique ! Le commandement suprême ! Je me dois pourtant de désobéir. Il y va de mon amour-propre et de l'honneur de Dieu (qui n'est pas toujours très propre d'ailleurs, surtout à la guerre, à cause naguère de Mgr Dobeliou à Bagdad et de ses aumôniers militaires). Mais, tu me connais, faux-derch comme je suis (parfois), je me récrierai : voyons, mon pote, tu n'y penses pas, je ne suis pas comme ça, nous ne faisons pas partie de la même tribu, chacun sur sa berge, au-delà du grand fleuve, pour toi, la savane paisible peuplée de gazelles, pour moi, la jungle suburbaine grouillante de bonobos, etc. tout plein de platitudes littéraires du même acabit. Mais lui, toujours aussi impavide, lui qui a lu et aimé « Charme et splendeur… » (la faille s'élargit-elle ?) et qui en a fort ri, bref, ce jour-là, il bombera le torse, écartera les jambes un tantinet, posera ses deux mains sur sa croupe puissante, façon de se cambrer de manière avenante, engageante, apéritive, puis Barnard réitérera son ordre, sans broncher, l'humour dans la pupille, la tendresse aux lèvres et le ventre bombé comme un ciboire offert : « Sors-la ! Dépote les bulbes »… (Décidément, il a aimé mes images horticoles, il me cite sans vergogne, la faille, te dis-je, la faille !) Ne rêvons pas.

Si, rêvons, mais plus tard, dans le satin des songes, quand je serai esseulé et que mon beau jardinier… »


Extrait des Oraisons jaculatoires, manuscrit inédit de M. Bellin. En consultation partielle (gratuite) ou en téléchargement intégral (payant) sur la plateforme littéraire de YOUSCRIBE :