Malgré ce touchant prologue, ma prose aujourd'hui ne sera pas consacrée à l'Amour ni à sa déliquescence, mais à une autre menace aussi récurrente que tonitruante ; car si d'infimes grains de sable grippent souvent la belle mécanique amoureuse, a fortiori lorsqu'ils se transforment quotidiennement et nuitamment en boulets de canon, lourds, sourds, massifs, répétitifs : nous parlons du dormeur et de ses ronflements.

Sait-on qu'ils perturbent le sommeil d'au moins 10 millions de Français ? Qu'un tel vacarme peut atteindre les 100 dB ? Que sur notre planète un dormeur sur 5 ou 6 est atteint par ce séisme qui respecte avec inélégance (quoi qu'elles disent) la stricte parité homme-femme ? Qu'entre 4 et 10 % de la population s'arrêtent même de respirer plusieurs fois pendant la nuit ? Qu'enfin et surtout des millions de couples sont menacés et parfois forcés de s'éloigner puis de se séparer ?

Même s'ils ne font pas la une du site Mediapart, blogs et forums témoignent de ce profond mal-être, tel ce SOS poussé par Carl si injustement persécuté : « Chaque soir, j'appréhende l'enfer que sera la nuit à venir. J'aime mon conjoint très fort et pourtant certaines nuits j'ai envie de la frapper, de l'étrangler, etc. ou de lui hurler : “ Chérie, je t'en supplie, touche pas à mon sommeil ! ”»

Mais d'où vient cette calamité aussi vieille que l'humanité ? Aussi mythique et redoutable que l'appendice de Cléopâtre ou l'œil de Caïn au fond du souterrain. Le nez du ronfleur ? Sa luette ? Ses amygdales ? Sa langue ? Sa posture ? Son embonpoint ? L'alcool au dîner ? La prise de somnifères ? La sécularisation ? La mondialisation ? Le spectre de la retraite ? Ou la calamiteuse cigarette décidément coupable de tous les maux ? On se perd en conjectures, mais le mal est là, obsédant, tonitruant, sans véritable remède. Nul ronflologue diplômé, nul ronflopathe assermenté, aucun plan de prévention ou de dépistage au niveau national alors que Roselyne nous rebat les oreilles avec Alzheimer. Pendant ce temps, nos concitoyens, laminés par la Crise, ronflent de plus belle et se disputent leurs boules Quies tandis que menace l'apnée.

Telle est la réalité : depuis la France profonde (et fauchée) qui se couche tôt jusqu'à la France futile (et friquée) qui se couche tard, le même mécanisme infernal exaspère ceux qui s'aiment et parfois les séparent. Sait-on par exemple qu'une Première Dame dut se résoudre à quitter son impérial amant, non pour ses coups de reins aussi frénétiques que désordonnés, mais à cause de ses râles rauques et rageurs, plus assourdissants que la mitraille à Waterloo ! Sait-on aussi qu'une deuxième Dame (selon une persistante rumeur parisienne) ne doit son salut qu'au déchiffrage nocturne et en boucle de Jeux interdits, dans la chambre d'ami au fond du corridor, pauvrette effarée et esseulée, trahie de surcroît par l'inefficacité de son casque à isolation active (offert par Michèle au dernier sommet franco-américain). Mais foin de people, retour à la Littérature ! Car en ce domaine aussi, elle peut nous (r)enseigner et nous apaiser.

Voici la question qui, en tant qu'écrivain, me lancine et me turlupine : est-ce que le sémillant Jean n°1, oui ou non, ronflait quand il s'abandonnait au sommeil dans les bras de son poète de Jean nº 2 ? Il semble que oui, mais avec une différence de taille : lorsque l'orage gronde au-dessus des unions hétéronormées et gravement menacées par la sonorisation intempestive de leurs chambres à coucher, il apparaît que les couples gays, eux, surtout lorsqu'ils sont riches et célèbres, s'accommodent de leur orchestration intime (cf. ailleurs ma chronique Autant en emportent les vents le 8 juillet dernier), qu'ensemble ils en jouent, qu'ils en sortent soudés et plus tolérants, comme le choral du Cantor s'exalte de son cantus firmus. Rien d'étonnant à cela puisque, c'est bien connu, ces petits galopins sont friands sous les draps de sensations fortes et de fracas mahlérien, et qu'un homme inverti en vaut quatre !

Retour au cher Cocteau (1889-1963), au sublime Plain-Chant qui ouvre cette chronique. L'indice de notre thèse audacieuse se trouve dans la toute dernière strophe. Le Poète, qui a toujours raison, n'en veut pas à Jeannot. Jamais, jamais leurs nuits superbement orchestrées ne furent gâchées, mais toujours enchantées. Son blond et rugissant Vulcain, il le dépeint non pas de façon apocalyptique, mais lyrique, voire douloureusement nostalgique. Et d'un ronflant tabou, il fait pour notre gloire un immortel atout.


De quoi reprendre haleine et espérer un peu, si ce mal te menace dès que tombe la nuit.

Ah ! Je voudrais, gardant ton profil sur ma gorge
Par ta bouche qui dort
Entendre de tes seins la délicate forge
Souffler jusqu'à ma mort.


Encore un mot, juste un soupir autobiographique. Tu as trouvé, ami(e) internaute, mon texte ronflant ? Certes et de circonstance, non ? C'était sourire pour ne pas pleurer. Car la nuit, durant l'insomnie précédant son départ, quand je me récite tout bas Plain-chant de Cocteau, nos doigts entrelacés et dans mon cou son insouciante bouche qui respire fort, telle une lame de fond profonde et muette, je sens monter dans l'ombre une tendresse... une détresse immense. Alors, parfois, sans faire de bruit je me lève pour ne pas l'éveiller et, conjurant le sort, cherchant réconfort, je vogue sur Internet, je fouine, je m'étourdis pour me sentir moins seul, moins menacé et un petit peu relié ! Mais ce genre d'exode virtuel tend à se raréfier, je dois le reconnaître. L'immense Toile nous englue dans ses rets mais ne nous offre qu'une éternité fallacieuse, sans chair ni nerfs ni garantie de survie quand viendra la tempête. À quoi bon ? À quel amant me vouer ? À quel saint me fier ! Sur quel sein reposer ? Désormais, c'est le silence qui semble gagner, les mugissements des flots qui refluent comme au loin son souffle rauque. Et comme la grève de Tripolitaine, sale et inhospitalière – écrit-il – bien que démocratique aujourd'hui, ma couche à l'identique demeure ici loin de lui froide et dévastée…

En complément, ci-dessous le poème de Cocteau qui a inspiré mon texte et la voix prenante de Jean Mercure qui lui donne vie et… souffle !


http://wheatoncollege.edu/academic/academicdept/French/ViveVoix/Resources/jenaimepasdormir.html


Je n'aime pas dormir quand ta figure habite,
La nuit, contre mon cou ;
Car je pense à la mort laquelle vient si vite
Nous endormir beaucoup.

Je mourrai, tu vivras et c'est ce qui m'éveille !
Est-il une autre peur ?
Un jour ne plus entendre auprès de mon oreille
Ton haleine et ton coeur.

Quoi, ce timide oiseau replié par le songe
Déserterait son nid,
Son nid d'où notre corps à deux têtes s'allonge
Par quatre pieds fini.

Puisse durer toujours une si grande joie
Qui cesse le matin,
Et dont l'ange chargé de construire ma voie
Allège mon destin.

Léger, je suis léger sous cette tête lourde
Qui semble de mon bloc,
Et reste en mon abri, muette, aveugle, sourde,
Malgré le chant du coq.

Cette tête coupée, allée en d'autres mondes,
Où règne une autre loi,
Plongeant dans le sommeil des racines profondes
Loin de moi, près de moi.

Ah ! je voudrais, gardant ton profil sur ma gorge,
Par ta bouche qui dort
Entendre de tes seins la délicate forge
Souffler jusqu'à ma mort.


Jean COCTEAU, Plain-chant (1923)