C'est un homme, et qui parle d'un autre homme : « Quel plaisir j'ai eu à le revoir et à le recouvrer ! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés ! Mon cœur nageait. Je ne pouvais lui parler ; ni lui non plus. Nous nous baisions sans mot dire, et je pleurais. Nous ne l'attendions pas. Nous étions au dessert quand on l'annonça. C'est monsieur Grimm. C'est monsieur Grimm ! repris-je avec un cri, et je me levai et courus vers lui, je sautai à son col. Il s'assit, il dîna, mal je crois. Pour moi, je ne pus desserrer les dents ni pour manger ni pour parler. Il était à côté de moi. Je lui tenais la main et je le regardais. Jugez combien je vais être heureux tout à l'heure que je vous reverrai […]. Après dîner, notre tendresse reprit, mais elle fut un peu moins muette. Je ne sais comment le baron, qui est un peu jaloux, et qui peut-être était un peu négligé, regardait cela. Je sais seulement que ce fut un spectacle bien doux pour les autres, car ils me l'on dit. […] On en a usé avec nous comme avec un amant et une maîtresse pour qui on aurait des égards. On nous a laissés seuls, dans le salon. »

On aura reconnu, je pense, Diderot et son cher Grimm. Certes, Diderot appartient, et il en convient volontiers, au parti des hommes sensibles. Ce qui sans doute n'alla pas chez lui sans inquiétude, puisqu'il considérait que la froideur est la marque d'un grand génie. Mais nous savons également que par cette conception enthousiaste de l'amitié Diderot est parfaitement représentatif de son temps.De fait, c'est de la Renaissance aux Lumières, de Montaigne à Diderot, que l'amitié a connu en France ses formes les plus intenses, les plus passionnelles. Dans la lettre à Sophie Volland que je viens de citer, par exemple, Diderot décrit sa réaction après une séparation physique de huit mois seulement (Grimm et lui se sont écrits, par ailleurs). Il est vrai aussi qu'alors un homme ne répugnait pas à employer le mot d'amour, s'agissant d'un ami du même sexe : ici on entend les clameurs de triomphe des innombrables zélateurs de la foi pansexualiste : un Diderot gay, ce serait trop beau ; un Diderot refoulé, c'est déjà bien. Or, si l'on sent bien que l'hypothèse de la répression sexuelle est inadéquate, qu'il serait ridicule de postuler une homosexualité plus ou moins inconsciente entre eux (l'homosexualité, au sens où nous l'entendons, est ici un concept anachronique), on doit bien par ailleurs se rendre à cette évidence étrange : il fut un temps où l'amitié était une véritable passion (ce qui suppose des souffrances, non moins que des plaisirs). Et ce, justement dans le temps où l'amour n'en était pas une ! Un historien de la tendresse amoureuse écrit à ce sujet :

« Il est probable qu'au XVIe siècle, où les femmes étaient loin de constituer « l'autre moitié du monde », les hommes demandaient un peu plus à l'amitié, en termes affectif et identitaire. L'amour, le couple, le mariage, le foyer, l'épouse, tout cela, autant qu'on le sache, ne fournissait a priori qu'un médiocre fondement affectif. Nous avons tendance à juger « modernes » ceux qui l'ont encensé alors qu'ils devaient passer pour naïfs et ridicules (voire dangereux) aux yeux de leurs contemporains » (Maurice Daumas, La Tendresse amoureuse, XVIe-XVIIIe siècle). Au XVIe siècle, c'est l'amitié masculine qui est investie de la passion que beaucoup de nos contemporains mettent à l'amour ; évidemment, nous parlons d'un monde où l'homme seul, à moins d'être un saint ermite, n'a pas de sens, où la question de la sociabilité entre pairs est vitale. Le XVIIIe siècle fut ce temps de transition (certains diront : d'équilibre ; mais je ne vois pas en quoi cette égalité serait plus ou moins à valoriser qu'une autre cartographie de la tendresse ; celle d'aujourd'hui, par exemple, puisqu'on y vit les femmes jouer un rôle plus important dans la définition de l'homme qu'auparavant. D'où, certainement, une modification des formes de l'amitié : « Lorsque l'identité des hommes commença à être confirmée par les femmes – c'est-à-dire lorsqu'elle se sexualisa -, ce ne furent pas seulement les rôles de père, de mari, de fils et d'amant qui, si l'on ose dire, virèrent leur cuti : tous les rôles masculins furent renouvelés dans le sens d'un plus grand respect à l'égard des valeurs attribuées aux femmes. Il est donc possible que les effets les plus spectaculaires du processus de civilisation soient redevables à cette évolution des mécanismes identitaires dont l'émergence de la tendresse ne constitue qu'un volet », conclut Maurice Daumas.

J'aime qu'un historien nous fasse toucher du doigt la plasticité des formes de la subjectivité ; car non seulement il légitime ainsi, historiquement, les luttes qi sont menées pour une pluralisation, c'est-à-dire un assouplissement de l'identité : certaines luttes féministes, le combat en faveur de l'homoparentalité, les théoriciens du queer (en France, les travaux drôles et passionnants de Marie-Hélène Bourcier). Ces combats ne sont en rien marginaux, comme on dit, puisqu'ils concernent de façon centrale la question de la fabrique de l'identité humaine et accompagnent tous ceux qui, dans leur vie personnelle, celle qu'on dit si étrangement « privée » alors qu'elle est sans cesse traversée par des enjeux politiques et sociaux, cherchent à expérimenter des façons d'être ensemble qui échappent aux mesquineries petites-bourgeoises. »


Stéphane Audeguy, Petit éloge de la douceur, Folio, 2007.