« Mon passé d'Indochine, je l'ai pris dans mes mains, j'en ai fait une gerbe et j'y ai mis le feu. De ses cendres encore chaudes, j'ai retiré ce qui n'avait pas brûlé, le vrai, le solide, l'essentiel, petite poignée d'intangible aussi légère qu'un nuage, dure cependant comme la plus dure des pierres. J'ai soufflé sur la cendre, j'en ai balayé les dernières traces qui essayaient de s'accrocher à moi, ne conservant au fond de mon cœur que le précieux diamant libéré de sa gangue.

A Chaudoc, j'avais vingt ans. J'en ai vingt-sept maintenant, Marie-Thérèse déroule son premier sillage dans le golfe de Siam, le sillage du grand départ. Hier encore, j'ai hésité, j'ai eu peur, très peur. Je n'avais pas pris le temps de bien me familiariser avec ma bôme à rouleau pendant les essais trop hâtifs. Un grain terrible en avait profité pour me sauter dessus au passage de l'île Phu Quoc. Je ne savais plus quoi faire, j'avais tout oublié, j'étais comme un chat tombé dans l'eau et qui s'agrippe à n'importe quoi. J'avais envie de vomir. Vomir de honte, de désespoir. Le vent soufflait comme un fou. Si j'avais pu tout effacer d'un coup, j'aurais carrément abandonné, malgré ma honte. J'ai quand même réussi à baisser les voiles avant qu'elles ne se déchirent et j'ai mouillé en catastrophe par cinq mètres de fond. Dans ma tête, je voyais une page de Monfreid où il parle de la cape morale que l'on doit savoir prendre quand tout va mal dans la vie… arrondir le dos, ne plus rien décider, laisser l'esprit au repos en attendant que le vent tourne. Heureusement, mes deux ancres ont tenu, sans quoi je me retrouvais sur les cailloux au soir même du départ. En tout cas Monfreid m'a bien aidé, le grain avait molli à l'approche de la nuit. J'ai cuisiné mon riz avec une boîte de corned-beef et de petits pois, pris un bon café ; ça allait tellement mieux. Là-haut les dieux se calmaient déjà, le ciel se remplissait d'étoiles. Elles scintillaient à peine. Le père de Phuoc m'avait appris autrefois que c'est là un signe certain de beau temps à venir, même quand le ciel semble faire encore un peu la grimace.

Maintenant j'éclate de joie en écoutant le vent chanter dans les voiles. C'est la première fois que je pars seul, la première fois que je vais traverser la mer tout seul, la première fois que je ne verrai aucune terre, aucune île, pendant des jours et des jours, que je regarderai le soleil se lever et se coucher sur le grand rond bleu de la mer, moi tout seul au milieu avec Marie-Thérèse, là où toute terre visible à l'horizon ne pourra être qu'un nuage, seulement un nuage dans le lointain. Depuis que j'existe, je n'ai jamais connu ça. Avec le père de Phuoc, il y avait toujours des îles en vue et nous naviguions rarement la nuit. Sur ma grosse jonque de transport, pendant mes six mois de cabotage entre Rach Gia et le Cambodge, toujours des îles sur l'horizon. Désormais, ce sera vraiment nouveau, et quand je retrouverai la terre, elle sera devenue tellement neuve qu'on y parlera une autre langue que le vietnamien, ce sera une terre avec des gens vêtus de pagnes et portant leurs charges sur la tête en adorant Allah, au lieu de gens habillés du cai co, leurs ballots pendus à un fléau de bambou sur l'épaule et qui pensent à Bouddha en tenant une mitraillette pour chasser les hommes à peau blanche qui prétendent suivre la voie du Christ à travers des rafales de canon de 40 millimètres. Mais que de temps il m'aura fallu pour réaliser mon rêve de départ vers la paix du grand large, ce rêve qui m'avait empoigné la nuit où j'emmenais la Titette vers l'île Tamassou alors qu'Abadie dormait sous le roof en paillote après m'avoir confié son bateau. (…)

J'ai relevé mes deux ancres ce matin avant l'aube. Le temps était beau et cette fois j'ai quitté pour de vrai mon pays natal… enfin le Grand Départ ! Dans la cale de Marie-Thérèse lestée de pierres, dans ses voiles gonflées par le vent, dans sa coque aux odeurs de forêt, j'emmène mon village tout au fond de mon cœur. Et je sais que l'Alliance aussi est avec moi.

Pour la première fois de ma vie, je suis libre, vraiment libre. Toutes mes libertés d'avant n'étaient que petites libertés enveloppées dans un carcan de conditions, libertés passagères, souvent intenses mais soumises toujours à la question du temps et à celle des autres.

A présent, nul compte à rendre, je ne dépends plus de personne. Je peux aller en Malaisie ou à Bornéo, je n'ai qu'à choisir, je peux même tirer à pile ou face pour que ce soit plus simple. De Malaisie, je pourrai continuer vers Madagascar si Singapour ne me plaît pas. Je peux même essayer de rejoindre Jacky en Guyane. Je suis le maître de ma vie sur ces ailes nouvelles qui me portent si haut que parfois le vertige me prend.


Bernard Moitessier, Tamata et l'Alliance, Mémoires, livre de poche, coll. J'ai lu.





Souvenirs d'un merveilleux crépuscule au Moussandam et de deux copains dauphins très intrigués par notre bateau !