Jean Starobinski (né en 1920) est un critique littéraire « complet », comme il en existe bien peu désormais, utilisant les données de la psychanalyse, du structuralisme et de l'analyse thématique. Il a déployé son acuité critique particulièrement sur Rousseau et Montaigne. Un extrait tiré de son "Montaigne en mouvement".

« Aux assauts de la maladie, à la menace de la mort imminente, Montaigne répond par la louange de notre « condition corporelle ». Il connaît mieux désormais le bonheur d'avoir un corps et la valeur de la santé, ce feux de gayeté. Vérité apparemment banale, lieu commun inépuisable : les malheurs ravivent la saveur du bonheur révolu. Les poètes latins l'ont dit de mille façons, et Montaigne a cité leurs sentences. Mais ce n'est pas un bonheur passé que la maladie et la mort imminente révèlent maintenant : c'est un bonheur présent, une félicité actuelle.

« Quand je dance, je dance ; quand je dors, je dors. » Adhésion totale à soi : le geste de la danse, la détente du sommeil sont des instants de complète coïncidence. Le redoublement du verbe, ici, est le fruit du dédoublement réflexif, mais ce qui est constaté par la conscience réfléchissante est la répétition parfaite, la réaffirmation pure et simple de l'action où Montaigne s'est engagé. L'identité spéculaire des verbes répétés manifeste l'accord avec soi-même, sans arrière-pensée ni réserve. L'écrivain goûte ainsi sa propre duplication exacte : il s'apparaît tel qu'il est, il s'approuve instantanément, et il en fait part à son lecteur. Or, une adhésion si heureuse à l'instant vécu n'est possible que parce que la conscience a définitivement reconnu que « ma mort se mesle et confond par tout à nostre vie ». Pour trouver la plénitude absolue dans l'instant fugitif, il aura d'abord fallu rompre en pensée avec la vie. Pour trouver la richesse, il aura fallu consentir à tout perdre. C'est au moment où tous les liens ont été dénoués que la prise s'affirme plus forte et la jouissance plus savoureuse.

Je ne pense désormais qu'à finir : me deffay de toiutes nouvelles espérances et entreprinses ; prens mon dernier congé de tous les lieux que je laisse ; et me despossede tous les jours de ce que j'ay (…) Je me desnoue par tout ; mes adieux sont à demi prins de chacun, sauf de moy. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus purement et pleinement, et n'en desprint plus universellement que je m'attens à fire. En voyageant, je n'arrive gueres en logis où il ne me passe pas la fantaisie si j'y pourray estre et malade et mourant à mon aise.

La pensée de la mort opère un dégagement total, mais en même temps elle redouble l'attention portée à chaque minute et à chaque objet qu'offre encore la vie. Montaigne outrepasse la leçon des stoïciens, qui conseillaient de vivre chaque instant comme s'il était le dernier. Pour la conscience dégagée, la vie a déjà pris fin, et le monde s'est éloigné pour toujours : cependant, un sursis de pure grâce remet la mort à plus tard, et désormais tous les instants vécus peuvent être goûtés comme s'ils étaient rendus après l'heure de la mort. Ils sont donnés par surcroît, par l'effet d'une faveur inappréciable, qui est celle de la vie simple, une fois qu'elle s'est dépouillée de tout regret du passé et de toute préoccupation de l'avenir. La rupture étant déjà consommée, chaque instant apparaît comme un don immédiat et gratuit, la jouissance n'est pas obscurcie par le souci de la mort, la prise et la saisie en deviennent plus agiles : surabondance délectable, née du dépouillement et de la dépossession ; présence qui n'eût pas été si substantielle ni si pleine, si elle n'était donnée à une conscience dont le congé est déjà pris. Les mystiques, qui pratiquent cette sorte d'adieu au monde, ne se retournent plus vers lui, et jouissent de Dieu seul. Mais Montaigne, ses adieux pris avec la vie, retrouve la vie humaine et le monde terrestre dans une nouvelle lumière : il goûte vivant une jouissance posthume.

In folio Essais, p. 453-455, Editions Gallimard.