Cher grand,

Il est 15 heures quand je débute ce courrier. Je reviens de courses, de grosses courses car mon pote débarque ce soir et le frigo était un désert.

Je ne sais pas si tu attends une réponse de ma part. Moi, j'avais très envie de t'écrire. C'est un besoin, une urgence. Je ne reviendrai pas sur la joie et l'émotion que m'a procurées ta missive. Cinq ans, il t'aura fallu cinq ans pour que ces mots sortent de toi, non plus pour me les cracher au visage, mais pour les lancer comme on jette une passerelle. Depuis tout ce temps, ton silence me pesait. Et je me disais, avec l'inconscience qui me caractérise (" pauvre homme-enfant ! " c'était ton mot, tu te souviens ?) : pourquoi est-ce si compliqué ? Pourquoi cette vieille blessure tarde tant à cicatriser ?

J'ignore s'il y a des choses à pardonner ou à me faire pardonner. Pour moi, je ne t'en veux pas, je ne te reproche ni ton mutisme, ni même ton mépris. Je te tire plutôt mon chapeau de t'en tirer si bien (ainsi que tes frères et ta sœur) après ce double séisme de la séparation et de mon coming-out. Aurait-on pu faire mieux, ta mère et moi, en différant... en laissant traîner les choses comme chez ton oncle et ta tante qui se haïssent cordialement mais restent ensemble pour sauver les apparences ? Nous avons pensé que les grimaces d'amour seraient plus nocives pour votre éducation qu'une franche rupture. Mais je comprends mieux aujourd'hui que les mots ne suffisent pas, que mes explications un rien fanfaronnes ont pu te blesser et ravager l'image que tu te faisais d'un père normal. Peut-être aurais-je dû préférer le silence et mes larmes secrètes ? Mais le passé est passé.

Puisque j'ai parlé de ta mère (excuse-moi, tout vient en vrac !), je tiens à te dire ceci : j'ai adoré ta mère, je l'aime encore, autrement bien sûr. Jamais je ne me suis servi d'elle pour me cacher, me défiler ou remplir les failles qui me minaient. La psychanalyste Françoise Dolto - qui s'est aussi beaucoup occupée des enfants, tu te souviens comme ta mère lisait et annotait ses bouquins ! - a écrit : « La maturité passe par l'estime de son identité sexuée. » Cette phrase, le jour où je l'ai lue, a été la clé qui a brisé tous les cadenas, le sésame de tous les parents homos qui un jour se décident à franchir le pas.Tu me reprochais (je me le reproche parfois) d'en rajouter avec mes émissions, mes magazines et jusqu'aux posters que j'affichais et que tu exécrais, surtout quand tes potes débarquaient à l'improviste. C'est vrai, tu as raison. Mais je ne voulais pas provoquer... J'aimerais pouvoir enfin t'expliquer - sois attentif, fils, c'est très important : on ne peut jamais dire simplement, une fois pour toutes, qu'on est homo. C'est toujours envers et contre tous, sans cesse à refaire, comme s'il fallait toujours expliquer, s'excuser ou se justifier ! Alors, oui, on en rajoute : après avoir si longtemps joué à ne pas l'être, on ne le devient qu'en jouant, en forçant le trait. Parce que l'exhibition est l'envers de la honte.

Mais, bien sûr, pas d'omelette sans casser les œufs ! J'avoue mes maladresses, mes balourdises, et si je t'ai blessé, je t'en demande pardon. Ma survie était à ce prix. Bien des choses me reviennent en mémoire : ma déprime... ma gloriole ensuite... mes déclarations maladroites lors de la réunion de parents au collège ! Te souviens-tu aussi de nos escarmouches, de nos surenchères, de nos joutes décoratives dans le studio exigu où la précarité avait exilé le père et ses deux fils : moi, l'aîné, pour m'affirmer, j'affichais des bites altières et toi, l'ado, pour me narguer, de monstrueux nibars ! Aujourd'hui, je suis plus calme, plus réservé, je comprends qu'il faille y aller mollo. Me fais-tu assez confiance pour croire que j'en suis capable ?

Encore ceci. Tu vas me dire : pourquoi le père, pas le fils ? Les gênes alors ? Et pourquoi si tard ? Franchement, je l'ignore. La nature n'est pas uniforme, les bipèdes ne sont pas standards. La seule chose que je sache, c'est qu'on ne peut pas indéfiniment se mentir à soi-même, mentir à ceux qui nous sont les plus proches, les plus chers. Moi, je n'ai pas pu. Et puis, - à 20 ans tu en sais quelque chose ! - la sexualité est trop importante pour qu'on la refoule, qu'on la contourne, pire, qu'on la nie. Dans ce domaine aussi, tout bouge, tout change : de la chrysalide à la chenille et puis au papillon... À quelle étape de son développement un être est-il le plus vrai, le plus abouti, le plus normal ? Quand est-on soi-même ? Le plus important, le plus urgent, est-ce alors de juger le pedigree ou d'accueillir la mue ?

Je vais te dire un truc marrant qui m'arrive chaque fois que je rencontre un vieux copain de régiment qui, rassure-toi, n'est pas pédé mais simplement gaucher. J'ai pris l'habitude, c'est automatique depuis si longtemps, de lui tendre la main gauche : ça rend notre geste plus facile, plus harmonieux. D'ailleurs, c'est cette main-là qui est le plus près du cœur, non ? En lisant ta lettre, j'ai senti que tu m'as tendu la bonne main, celle qui s'ouvre, droite ou gauche peu importe. Et je t'en remercie, fils, du fond du cœur.

Mais, comme tu dis toi-même : « On va pas en faire tout un fromage ! » Ok. Affaire classée. Moi, je te redis cette vieille formule que tu aimais bien : demain est un autre jour. Et dans trois semaines nous nous revoyons, enfin je ferai la connaissance de ta chère Eva. Car la vie va de l'avant ! Je m'en réjouis et déjà je vous embrasse.



Extrait de A BELLES DENTS, Gap, 2011, pp. 58-60