« Cécile ouvre successivement les tiroirs du bureau. Elle cherche quelque volonté posthume. Elle ne trouve rien.Mais, dans le cartonnier, sous les dossiers une enveloppe :

« À OUVRIR APRÈS MOI. »

Elle rompt le cachet, parcourt les premières lignes, pâlit.
Elle marche vers l'abbé, et lui tend les papiers.
Il s'approche de la fenêtre.
Une grande écriture, ronde et ferme :

« Ceci est mon testament.

« Ce que j'écris aujourd'hui, ayant dépassé la quarantaine, en pleine force et en plein équilibre intellectuel, doit, de toute évidence, prévaloir contre ce que je pourrai penser ou écrire à la fin de mon existence, lorsque je serai physiquement et moralement diminué par l'âge ou par la maladie. Je ne connais rien de plus poignant que l'attitude d'un vieillard dont la vie tout entière a été employée au service d'une idée, et qui, dans l'affaiblissement final, blasphème ce qui a été sa raison de vivre, et renie lamentablement son passé.

En songeant que l'effort de ma vie pourrait aboutir à une semblable trahison, en songeant au parti que ceux dont j'ai si ardemment combattu les mensonges et les empiètements ne manqueraient pas de tirer d'une si lugubre victoire, tout mon être se révolte, et je proteste d'avance, avec l'énergie farouche de l'homme que je suis, de l'homme vivant que j'aurai été, contre les dénégations sans fondement, peut-être même contre la prière agonisante du déchet humain que je puis devenir.

J'ai mérité de mourir debout, comme j'ai vécu, sans capituler, sans quêter de vaines espérances, sans craindre le retour aux lentes évolutions de la germination éternelle…
»

L'abbé frissonne. Ce rappel si net, si volontaire…

Il tourne la page :

« … Je ne crois pas à l'âme humaine, substantielle et immortelle…

« … Je sais que ma personnalité n'est qu'une agglomération de particules matérielles, dont la désagrégation entraînera la mort totale… »

« … Je crois au déterminisme universel… »

« … Le bien et le mal sont des distinctions arbitraires…
»

Il n'achève pas. Il replie les feuillets, et les rend à Cécile. Il fuit l'interrogation de son regard.

Elle recule délibérément vers la cheminée. Il devine son geste. Il pourrait l'empêcher. Mais ses yeux restent fixés sur le mort, et il ne fait pas un mouvement. Il pense que, depuis longtemps déjà, Barois ne peut plus se défendre… Il pense à l'Eglise, qui a su alléger ce départ, et à qui le sacrifice est dû – peut-être…

Une flamme claire illumine la chambre.


Extrait de « Jean Barois »
Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, Gallimard, La Pléiade, 1955, pages 557-559.


Post scriptum :

Nos dernières volontés sont souvent trahies et notre mort risque bien de nous être volée. Le testament de Jean Barois (au Verger d'Augy, en mai 1913) devient celui de Michel Bellin, à Boulogne-Billancourt ce 21 avril 2011.

Qui s'en souviendra le jour venu ?