« Aussitôt franchi le portail, l'abbé se tourne.

L'ABBE. – « Eh bien, comment l'avez-vous trouvé ? »

Luce fait un arrêt, à peine sensible, regarde l'abbé, et reprend sa marche. Il n'a plus, avec ce prêtre, les mêmes motifs qu'avec Jean pour dissimuler.

LUCE – « Il est méconnaissable… Il ne reste plus rien de son intelligence : il vit aujourd'hui, d'une faible lueur de sensibilité… »

L'ABBE (défensif). – Vous faites erreur : croyez bien qu'il a longtemps discuté, avant de trouver sa voie ! »

LUCE (avec amertume). – « Discuter ? Mais il ne le pouvait déjà plus lorsqu'il a quitté Paris ! »

(Posément) « Non. Ce pauvre Barois est, comme tant d'autres, une victime de notre époque. Sa vie a été celle de beaucoup de mes contemporains : elle est tragique… »

Il se tourne vers l'abbé, oubliant le prêtre ; dans son regard, cette curiosité amoureuse et perspicace qui a été la poésie de son existence.

LUCE. – « Son éducation catholique s'est brisée, un jour, contre la science : toute la jeunesse cultivée passe par là. Malheureusement, notre conscience morale, dont nous sommes si vaniteux, nous la tenons, par hérédité, de plusieurs centaines de générations mystiques. Comment rejeter un pareil patrimoine ? C'est lourd… Tous n'arrivent pas à fortifier suffisamment leur raison pour qu'elle reste jusqu'au bout victorieuse. Aux jours de tempête, tant d'instincts l'assaillent, tant de souvenirs ! Toutes les faiblesses sentimentales d'un cœur humain…

« La plupart, en pleine force d'âge, donnent bien comme Barois, le coup d'épaule qu'il faut pour s'affranchir. Mais viennent les déceptions, les maladies et la menace finale, c'est la déroute : vous les voyez recourir bien vite aux contes de fée qui consolent… »

L'abbé, le menton dans sa cape, hâte le pas.

LUCE (triste). – Vous lui avez offert la survie, et il s'y est accroché désespérément, comme tous ceux qui ne peuvent plus croire en eux, qui ne peuvent plus se contenter de la vie réelle… »

Mouvement de l'abbé.

« C'est votre mission, je sais bien… Et je dois reconnaître que l'Eglise a acquis en ces matières une incomparable expérience ! Votre Au-delà est une invention merveilleuse : c'est une promesse placée si loin que la raison ne peut pas interdire au cœur d'y croire, s'il en a envie, puisqu'elle échappe, par définition, à tout contrôle… »

« Ah, c'est la trouvaille de votre religion, monsieur l'Abbé, d'avoir su convaincre l'homme qu'il ne doit plus chercher à comprendre ! »

L'ABBE (relevant la tête). – « C'est la loi de Jésus lui-même, Monsieur. Il ne démontre pas, il ne raisonne pas ; il dit : « Croyez en moi. » Il dit, plus simplement encore : « Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi, et qu'il boive… »

Un temps.

LUCE (malgré lui). – « Une belle conversion ! Vous pouvez être fier. »

L'ABBE (s'arrêtant). – « Oui, j'en suis fier ! »

Une bise soudaine, au tournant de la rue, fait claquer son manteau. Il brave Luce d'un regard sombre, ambigu.

L'ABBE. – « Étiez-vous capable de le consoler ? Moi, je lui ai apporté le calme ; je lui ai montré des horizons de clarté. Vous n'avez su lui proposer que des visions sans espérance ! »

LUCE (avec mesure). – Pourquoi sans espérance ?

« Mon espérance, c'est de croire que mes efforts vers le bien sont indestructibles ! Et elle est si forte, ne vous en déplaise, que les triomphes partiels du mal ne la découragent pas…

« Mon espérance, à moi, n'exige pas, comme la vôtre, l'abdication de ma raison : au contraire, ma raison l'étaye. Elle me prouve que notre vie n'est ni un mouvement à vide, ni une simple occasion de souffrir, ni une course au bonheur individuel ; elle me prouve que mes actes collaborent au grand effort universel ; et partout, elle me fait découvrir des motifs d'espérer ! Partout, je vois la vis naître de la mort, l'énergie naître de la douleur, la science naître de l'erreur, l'harmonie naître du désordre. .. Et, en moi-même, ces évolutions-là se produisent tous les jours.

« Oui, je lui ai offert une foi, moi aussi, et qui valait bien la vôtre, Monsieur l'Abbé ! »

(…)
A mon âge – autant dire au seuil de la mort – on est sincère, n'est-ce pas ? Ce n'est pas l'heure où l'on a envie de faire des phrases… Eh bien, je vous affirme que j'envisage la mort avec toute la sérénité dont l'homme est capable – avec la même sérénité que vous ! »

L'abbé détourne la tête.

LUCE. – Qu'est-ce qui vous adoucira le moment fatal ? C'est la paix d'une conscience tranquille… Cette sérénité-là, je puis l'avoir au même titre que vous…

L'ABBE (ton âpre, sans regarder Luce). – Mais ce que vous n'aurez pas, vous, c'est un prêtre, un envoyé de Dieu, pour venir se pencher sur votre agonie, et, d'un seul geste d'absolution, effacer jusqu'au souvenir de ce que vous aurez fait de pire !... »

LUCE (doucement). – Je n'en ai pas besoin. »

Il est devenu blême, tout à coup. Un sourire d'orgueil. Il tend sa main à l'abbé.

LUCE. – « Au revoir, monsieur l'Abbé… Sans rancune… Et pourtant, vous venez de me faire mal… J'avais presque oublié que je suis condamné, et vous venez de m'en faire souvenir – durement… »

Geste de l'abbé.

LUCE (souriant toujours). – « Je sais que dans deux, trois, quatre mois, tout au plus, il faudra que je subisse une opération, qui est sans espoir… Et, si je suis venu voir Barois, c'est parce que je me sais encore plus sûrement perdu que lui-même… »

L'ABBE (bouleversé). – « Vous vous exagérez peut-être… »

LUCE (cessant de sourire). – Oh, ce n'est pas que je regarde la mort sans épouvante… Non… Mais je la regarde ! (Il frissonne.) J'en ai peur autant qu'un autre, parce que ma chair est lâche ; mais c'est une peur physique. Moralement, allez, je reste bien d'aplomb ! »

Il traverse le trottoir d'un pas ferme.

L'abbé le suit des yeux jusqu'à ce qu'il ait disparu.



Extrait de Jean Barois. Œuvres complètes de Roger Martin du Gard, Gallimard, La Pléiade, 1955, pages 549-553.