(…) Les chefs d'orchestre, à quelques exceptions près, se sentent remis en cause dans leur identité par l'accession des femmes à ce métier, avec toute la symbolique qui y est attachée depuis l'origine : la queue-de-pie déjà (que je ne porte plus mais que j'ai portée, à une époque) et bien sûr la baguette, objet phallique que l'on tient à la main ! Ce sont des choses qui comptent ! À mes débuts, je dirigeais volontiers avec la baguette, maintenant, cela m'est complètement égal. J'aime sculpter le son de l'orchestre à mains nues. La baguette me reste nécessaire à l'opéra car elle amplifie le geste. Avec la distance, les chanteurs qui sont sur scène ont besoin de cette clarté indicative de la baguette.

Pour Elias Canetti, « il n'est pas d'expression plus concrète de la puissance que l'activité de chef d'orchestre ». De son côté, Herbert von Karajan disait volontiers qu'avant d'être le chef et le directeur musical, il était le père. Symboliquement, le chef d'orchestre incarne ainsi le pouvoir, la puissance sur une communauté de musiciens. Il domine par sa position debout, quand tous les instrumentistes sont assis ; par la solitude au-dessus de tous grâce au podium sur lequel il est juché ; par sa baguette, qui impose le tempo ; enfin par la partition complète de l'œuvre qu'il est seul à pouvoir lire, ou mieux encore, à connaître par cœur.

(…) On imagine les problèmes particuliers que peut poser cette fonction quand c'est une femme qui l'exerce. Cette question de virilité est omniprésente, même si personne n'en parle. J'en ai fait l'expérience à mes dépens. Quant aux rivalités, lot quotidien de ce métier, elle n'oppose pas seulement entre eux les chefs d'orchestre drapés dans leur ego et soucieux de leur carrière. Elles habitent les rapports que le chef, surtout quand c'est une femme, entretient avec les musiciens. Ce sont – aussi – des rapports de pouvoir. Ils peuvent être violents. À la réflexion, je le comprends mieux maintenant.

J'ai mieux compris que, pour un chef d'orchestre, il existait mille façons d'exercer le pouvoir. De Bruno Walter à Toscanini, toutes les variantes sont possibles. Les grands chefs autoritaires que j'avais pris pour modèles au début de ma carrière peuvent être efficaces sur le plan artistique, et même répondre en cela à une certaine attente de l'orchestre. Pourquoi pas ? Néanmoins, je pense maintenant qu'un certain type d'autorité – masculine – est néfaste pour les musiciens, et donc improductive sur la durée.

Dans le travail avec l'orchestre, il me semble que le plus important est de trouver une écoute réciproque. Pour cela, j'ai besoin d'un grand silence, d'une concentration totale. Je dois essayer de capter chaque regard, individuellement. Il y a certains relâchements que je ne tolère pas, le bruit par exemple. Reste que je ne pourrais jamais obtenir cette qualité d'attention par la contrainte ou la pure autorité. Même si je le voulais d'ailleurs, j'en serais bien incapable, je n'ai pas la voix assez forte pour hurler comme peut le faire un homme. Au demeurant, j'ai appris à mes dépens que si les musiciens supportent les colères d'un chef masculin, parfois même avec un certain masochisme, ils ne l'accepteraient jamais d'une femme. Ils la traiteraient tout de suite d'hystérique !

Je dois ajouter que cette puissance-là ne m'apporterait aucune satisfaction, aucun plaisir. Ma façon d'être à moi, c'est la douceur. Je n'élève pas la voix, il faut être attentif pour m'entendre. La douceur, en fait, peut constituer une arme efficace, et très contraignante. A Rome, à la Scala de Milan, à Gênes, j'ai dirigé des orchestres réputés féroces et auprès desquels plusieurs chefs « à poigne » s'étaient cassé les dents. Tout le monde pensait que j'allais me faire dévorer. Or la douceur, en l'occurrence, a été payante. Ceux qui avaient l'habitude de directions autoritaires, d'injonctions violentes, ont dû se taire pour m'entendre. Ils ont été tellement surpris, déphasés, qu'ils m'ont offert une belle qualité d'écoute. C'est surtout cela que j'aime face à un orchestre : accrocher l'intérêt des musiciens à partir de quelque chose d'eux-mêmes qui les émeut. Vibrer d'une attention partagée, c'est aussi cela le sentiment musical.


Extrait de La musique à mains nues de Claire Gibault, L'Iconoclaste, Paris, 2010.