En attendant, c"est la vie de tous les jours... au jour le jour. Avec la ponctuation des grands drames (Libye, Japon...) que je suis de près sans me laisser happer par les images de mort qui font les délices des télévisions. Et j'en reviens à ce qui fait mon bonheur au quotidien : l'amitié. Hier, une longue conversation au téléphone avec une amie fidèle... ce midi, déjeuner avec mon camarade comédien... et puis, à l'heure où je pianote sur un clavier de fortune, à mes côtés l'Ami qui lit son journal tandis que mijote le délicieux dîner (au menu, huitres et raie car il ne s'agit pas de se laisser abattre sous la soupente du studio pittoresque du 7ème arrondissement). Dehors, la pluie régulière sur les toits, beaucoup de grisaille mais le froid s'en est allé : le printemps approche.

Dans Le Monde d'hier, un long article sur la modernité du cher Bergson, le philosophe enterré à Garches et à propos duquel j'avais un jour écrit cette note en bas de page :

" La première fois où je me suis recueilli sur la tombe de Bergson, dans le petit cimetière pentu de Garches, je me suis dit : c'est en sa compagnie, sous son égide, à quelques pas respectueux du grand homme, sous terre et l'Éternité durant, c'est là où j'aimerais méditer ce mystère de la durée irréversible qui me tourmente tant et depuis si longtemps. Quel culot ! Mais d'abord l'enthousiasme : le jour même où Internet m'apprenait que le philosophe était inhumé à une centaine de mètres de notre squat – incroyable coïncidence ! – je me souviens y avoir aussitôt couru, ému, abasourdi, excité par une allégresse incrédule. C'était un samedi d'août, en tout début d'après-midi. Torpeur et isolement. Après un moment de silence, frappé par la simplicité de la tombe qui accueille aussi l'épouse et l'unique enfant, j'ai eu ce geste instinctif, moi qui n'entre jamais dans les cimetières et ne me sers jamais de mon portable pour immortaliser l'éphémère : j'ai posé ma musette devant le bloc de granit puis photographié maladroitement l'ensemble. Avais-je donc tant envie de me trouver une autre famille, soudée par les seuls liens de l'esprit ? Avais-je enfin déniché ce havre ? Je ne sais, mais en ce week-end de déprime, je me suis senti soudain épaulé, si joyeux et tellement léger ! "

Pour en revenir au dossier du Monde, j'ai été interpellé par cette remarque du philosophe qui, longtemps caricaturé comme un théoricien réactionnaire et obsolète, connaît aujourd'hui un vrai retour en grâce. Dans un discours prononcé à la Sorbonne (le 30 juillet 1895), il invitait les étudiants à poser de vrais actes de liberté, au lieu de se laisser fasciner et endormir par les idées toutes faites et les formules creuses à l'emporte pièce. Notre société médiatique n'en est-elle pas friande alors que manquent les vrais actes de courage voire de défiance ? Mais le prêt-à-penser est si pratique, si soporifique !

" Peut-être avez-vous remarqué, devant nos monuments et dans nos musées, des étrangers qui tiennent à la main un livre ouvert, un livre où ils trouvent décrites, sans doute, les merveilles qui les environnent. Absorbés dans cette lecture, ne semblent-ils pas oublier pour elles, parfois, les belles choses qu'ils étaient venus voir ? C'est ainsi que beaucoup d'entre nous voyagent à travers l'existence, les yeux fixés sur des formules qu'ils lisent, dans une espèce de guide intérieur, négligeant de regarder la vie pour se régler simplement sur ce qu'on en dit, et pensant d'ordinaire à des mots plutôt qu'à des choses. Mais peut-être y a-t-il plus et mieux ici qu'une distraction accidentelle de l'esprit. Peut-être une loi naturelle et nécessaire veut-elle que notre esprit commence par accepter les idées toutes faites et vivre dans une espèce de tutelle, en attendant l'acte de volonté, toujours ajourné chez quelques-uns, par lequel il se ressaisira lui-même."