Paul, mon héros, mon alter ego



C'est prodigieux, dès l'aube nous voici transportés en automne. D'un coup de baguette magique, un nouveau paysage est apparu, fantasmagorique : devant ma fenêtre entrouverte, les massives frondaisons des tilleuls étaient ouatées à mon réveil de longs voiles gonflants qui ont pénétré dans ma chambre et léchaient chaque objet d'un baiser enveloppant. J'avais été éveillé tôt par l'humidité ambiante. Mon lit était assiégé de blancheur. Recroquevillé sous la couverture, dans la pénombre blafarde, j'ai savouré cette étrange intrusion, lascive, pénétrante. Voilà la « brume magique », me disais-je, favorable aux songes et aux légendes, pleine d'une poésie triste et impalpable, si bienfaisante dans les vallons engourdis et pour les cœurs chloroformés de mélancolie.

Cette visitation fantomatique m'a accompagné toute la journée, rappelant ce brumeux 14 septembre de la fin des vacances dernières, souvenir troublant qui n'a fait que se diluer mystérieusement aujourd'hui, au fil des heures. Et au-delà de ce 14 septembre, c'est le temps dans son entier que j'avais l'impression de remonter, flottant dans mes souvenirs, ravivant le charme et l'interdit de mes jeunes années… Je passai ainsi une grande partie de la matinée à errer dans la maison, sans ennui, juste pour le plaisir d'étirer le temps et de me réapproprier mon enfance. Lorsque j'étais petit, vers sept huit ans, tôt le matin quand la maisonnée était encore endormie, enveloppé dans la robe de chambre bleu roi que j'empruntais à tante Sophie, je m'échappais de ma chambre et courais jusqu'au fond du jardin, loin des regards : j'étais la fée des grèves, je dansais enveloppé de mon voile, je fermais les yeux, je riais, je pleurais ; encore captive, bientôt libérée car mon Lancelot allait surgir ! La brume était déjà mon royaume, la rosée mon diadème, le rêve mon refuge… et mes rhinites chroniques, mon châtiment.

J'ai tout de même autre chose à noter ce soir car mon état d'esprit poétique ne m'a pas empêché aujourd'hui d'être réaliste. Je possède en effet ce don – qui me sauve ! – de rebondir aussi vite que je plonge. D'ailleurs, Mère ne s'est pas privée, deux fois ce matin, de me faire remarquer mon « déplorable état de songerie » alors qu'elle devait faire face, elle, à tant de préparatifs. J'ai donc commencé par réparer ma bicyclette puisque j'avais prévu d'aller faire une course au village tout de suite après déjeuner. En rentrant, vers trois heures, je suis parti avec l'oncle Léon pour la « chasse » aux champignons. Nous allions à cheval sur la route de Ruffey, nous arrêtant souvent pour explorer les sous-bois. Mais nos recherches furent vaines. J'ai aimé cette nouvelle complicité silencieuse avec mon oncle qui, pour une fois, ne m'administrait pas ses leçons de morale. Les choses se sont gâtées lorsque nous arrivâmes à Montclairgeau. J'avais complètement oublié que c'était « le jour » de Mère. Nous sommes donc tombés sur l'énorme et volubile Madame Dosmann avec qui nous dûmes faire route jusqu'au château. D'autres dames gloussaient déjà autour du buffet. « Bouffe-gâteaux » (comme j'appelle ce genre de rituel) sans intérêt pour moi. Je tentai de m'esquiver mais ne le pus guère, étant le fils de la maîtresse de maison. Je dus même raccompagner les de Virville jusqu'à l'entrée de l'Etoile, subissant au passage les sollicitations de la mère d'Arnault, le cadet : il s'ennuie à la campagne, « le pauvre biquet », et n'a pas d'ami de son âge. Ne pourrais-je pas lui faire visiter les alentours ? La rentrée a du bon : j'ai prétexté, très civilement, mes révisions de mathématiques.

De retour à la maison après mes galanteries forcées, j'ai encore savouré le mirage des « brumes magiques ». Tout autour de moi, on se plaint de ce temps exécrable. Les gens raisonnables aiment les choses tranchées, le froid ou le chaud, l'averse ou le soleil, l'été ou l'hiver. Ils exigent même dans d'autres domaines que tout soit tranché, limpide, éthique. Moi, j'adore l'ambiguïté et je ne pourrai en sortir, je crois, même si je le souhaite parfois, qu'à mes dépens. J'ai donc rejoué la parade de mon enfance, mais dans une version plus raisonnable, sans voile, avec mon béret de marin et le sabre ancestral décroché au mur du salon. En cet équipage, je suis monté aux Tilleuls pour saluer la terre de France en sa parure automnale. Tels des grognards, les tilleuls étaient à la parade et le ciel tendait son dais au-dessus des troupes centenaires. Là, exalté, spectre dressé dans une mer de nuages, la face tournée en direction du nord, j'ai salué mes rêves, mes espoirs, mes ambitions navales et mes chères illusions. Quelle grandeur ! Quel bonheur ! Un tel orgueil désespéré m'a grisé. Mais j'étais lucide : je n'avais pas emporté dans mon expédition la cocarde tricolore du 15 juillet, aussi vite fanée qu'un coquelicot. Signe des temps, car c'en est bien fini pour Claudine… l'amour est mort !

Que noter d'intéressant après cette apothéose ? Le seul événement original a été le retour de Cécile. Je m'étais fait bien des illusions sur la présence de ma sœur, sur une possible connivence avec elle. J'avais encore en tête nos aventures durant les grands jours de Paris. Je m'imaginais bêtement que, grâce à elle, je pourrais les revivre et en savourer l'amertume aujourd'hui passée. Mais une sœur reste une sœur. On ne la choisit pas. Et Cécile n'est pas du genre à être ma vestale soufflant sur les braises des jours heureux. Elle ne regrette pas Paris et retrouve Montclairgeau dans la plus totale indifférence. Elle n'a ni cafard ni enthousiasme. Elle campe lourdement dans le présent. Les seules choses qu'elle avait à nous apporter, ce sont les bobards qui se colportent à Paris dans la famille, les bons conseils, des histoires à dormir debout. Parce qu'ils vivent à la capitale, ces gens bien « savent », eux, ils se grisent de mots, se gargarisent de recommandations vertueuses. Même qui vous savez s'y est mis, aux dires de Cécile. Alors que la question du pensionnat avait été remise une fois de plus sur le tapis (moi qui ne veux pas en entendre parler), il a déclaré, péremptoire : « Dans ces cas-là, il n'y a pas de préférence qui tienne : avant ce qui plaît, on commence par accomplir ce qu'il faut ! » Paroles odieuses dans la bouche de quelqu'un dont la vie jure furieusement avec un aussi noble principe.

Du coup, me voilà de fort méchante humeur. La journée commencée au pied de mon lit dans les plis d'une sylphide blanche se termine sous le couvercle plombé de l'orage qui menace. Help ! mon Arthur, file-moi ta rage ! Qui de nous deux est le mieux placé pour parler de pères et de paternité ! Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié ! se récrie mon beau démon enjôleur. Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux.

Va pour mon péché capiteux. Ce soir, c'est décidé, nu entre les draps, juste pour me venger, je serai une furie !