Eh bien ! Oui, une nouvelle fois j'étais Place d'Italie pour une autre manif. Que voulez-vous, quand on se sent en colère, solidaire surtout, nul ne peut résister aux clameurs de la rue.





Je n'ai pourtant guère de mérite, car, travailleur à temps partiel (à 63 ans), ma présence n'amputera pas mon modeste salaire. Par ailleurs, je n'use ordinairement que mes semelles, sans redouter ni pénurie ni blocus. Mais rien ne me dynamise plus que ce genre de happening coagulant sur le pavé toutes les couches de la population, fédérant dans la ferveur les revendications de ceux qui en bavent et derechef en veulent.

Je craignais samedi dernier l'arrivée des jeunes dans les cortèges. Je me suis souvenu de mon adolescence quand j'étais sage, docile, anesthésié par les discours des adultes sur l'ordre, l'obéissance, le travail et le patrimoine. Pourquoi ces lycéens ne seraient-ils pas concernés, trop infantiles, trop "manipulés" alors qu'on les décrète mûrs tôt pour le pénal ? Pourquoi seraient-ils stupides d'entrevoir leur propre avenir bouché dans un labeur prolongé quand ils appliquent le B.A. BA des vases communicants : plus de séniors plus longtemps, moins de jeunes précocement. Je sais, Messieurs les Économistes patentés dénoncent l'inanité du raisonnement. En tout cas, ces gosses, je les ai vus mobilisés, encadrés, enthousiastes et ludiques jusque dans leurs slogans vite griffonnés et gentiment provocs (tiens bon, Carla, nous aussi on s'fait enc… par Sarko !).

Retour au sérieux. Quand on voit le bilan de ce microprésident, comment ne pas être aussi consterné que concerné : le bouclier fiscal, la braderie du service public, la défiscalisation des heures supplémentaires, la baisse de la TVA pour la restauration, pire, le durcissement sécuritaire, le culte du clivage écartelant jeunes et anciens, actionnaires et salariés, victimes et détenus, laïcs et musulmans, franco-français de souche et ceux de seconde zone, la France des couilles en or et celle des nouilles encore ! Discrimination. Divisions. Frustration. Partout des demi-mesures et des réformes avortées ; partout la morgue et des brandons d'incendie social.

Le temps des promesses électorales est bel et bien dévasté, les rodomontades ont fini par lasser casser, trépasser... Et les combines politiciennes en deviennent d'autant plus obscènes : voici que ce microprésident entend utiliser cette réforme majeure pour amorcer sa propre reconquête, engrangeant pour 2012 et misant déjà sur sa poigne droitière ! N'est-ce pas lui qui instrumentalise l'Avenir dont il se gargarise ! Pas étonnant qu'une haine viscérale incendie les cortèges au risque de les dénaturer.

Ce qui m'étonne le plus en écoutant les amis qui hier ont adhéré et maintenant se repentent, c'est qu'ils ont mis tant de temps à ouvrir les yeux. Ils ne surent pas déceler sous le talent du bonimenteur en campagne et les envolées du chef de parti, les failles, les tares, les incompatibilités personnelles entre la frénétique fringale de l'hyper-pouvoir et le charisme tranquille d'un Président de tous les Français digne de ce nom.

Aujourd'hui, ces crédules qui préférèrent le vizir vorace à la naïve madone déchantent, ont peur de la rue alors que lui seul menace, car il n'a pas changé, même s'il ne bande plus sur commande, se caricature lui-même, car le naturel rapplique au galop, rattrape ce Bonaparte apocryphe que pressentait Hugo : il peut bien proclamer qu'il a changé, il pourra dès demain enjoliver ses yeux, velouter son rictus, tempérer ses injures, réfréner ses spasmes, domestiquer ses tics, modérer ses saillies, dire et redire qu'il va changer, réformer et rassembler, qu'il le peut, qu'il le doit ; en fait, il ne peut rien, il n'y peut, mais c'est irrationnel, primaire, sectaire de ma part, tout ce que l'on voudra, mais « c'est » : en plus d'un vote, il faut un bilan, un dessein, un envol ; il faut aussi un corps, une stature, une aura pour unifier la France.

Pauvre France exsangue, fâchée avec elle-même… Notre Marianne, qui fut jadis révolutionnaire, reste bonne fille, soumise par lassitude, fidèle par paresse. De mariage en ménage... Mais jusqu'où ira le naufrage ? Jusqu'où s'usera la patience des citoyens cocufiés ? Car après s'être donnée fougueusement au Prince du Fouquet's, notre nation frustrée en est réduite à se retirer par sondages interposés quand elle ne bat pas rageusement le pavé. Pourtant, il semble qu'en cet automne de grogne et de révolte, telle une femme trop longtemps bafouée, oui, il apparaît qu'elle se relève, notre belle Marianne, qu'elle se rebiffe, hurle son dépit et le sein généreux, rassemble ses enfants.

Post-scriptum. J'achève ce texte aux pieds de l'égérie du Théâtre du Soleil, voiles déployés, front sanglant, chevelue de Gorgone. Devant elle, cette fière oriflamme : Quand l'ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice. (R. Rolland). Tout autour de l'immense spectre, au-dessus des tambours, des corbeaux desséchés, fichés sur des piques…




DELACROIX La liberté conduisant le peuple