La Toile, ce rose paradis des amours pornophiles (suite et fin)


Notre session de cybersexualité littéraire va durer… une bonne heure ! Swann est un élève docile, appliqué, doué ; parfois il sèche, ignore la règle de syntaxe ou l'impalpable nuance. Car une dissertation en duo est affaire de doigté et de phrasé ! Quand l'accord sujet-verge… pardon, sujet-verbe lui échappe, quand la concordance des tempos est approximative, quand l'harmonie imitative n'est pas assez lascive (cf. infra le vers célèbre de Racine), je le reprends et nous passons à la déclinaison suivante.

Délicate la manœuvre ! Mes mots ne doivent pas être trop explicites pour ne pas effaroucher la délicatesse de Swann, sa hantise de la vulgarité. Mais mes vocables doivent aussi être assez torrides pour décongeler sa sensualité en friche. (Gaytitude ? Rien de moins sûr puisque Swann m'a assuré n'être pas fifi, juste un peu bi sur les bords… mais parfois les bords se touchent !) Comment es-tu vêtu ?… Moi, c'est une chemise de coton à carreaux bleus et blancs… Des recommandations ensuite : As-tu pensé à tamiser la lumière ? Préfères-tu le silence ou un fond musical ? Que suggères-tu ? Puis, ma sollicitude se fait plus attentive, presque fraternelle. Au fait, t'épiles-tu la page d'accueil ? Je clique. Petit délai perplexe. Il clique à son tour. Je m'esclaffe, le rassure : le désherbage n'est pas indispensable. J'imagine mon jardinier de rêve, le voilà à la manœuvre, offert sur le gazon, la serpette à la main, une corolle au bec.

Entrevoyant l'icône, je revis soudain ma dernière mise en scène, je repense à la phrase si vénéneusement susurrée par l'impériale Huppert quand elle vomit la liaison interdite de son beau-fils avec le vieil archonte : « En vain, triste Hippolyte, en vain t'évertues-tu/ Tripotant à tâtons les tétons de Tonton. » (Phèdre, acte III, scène 4). Quel talent, ce Racine ! Formidable ma comédienne, surtout lorsque… mais basta la littérature, à la trappe Isabelle, passons plutôt à Swan et à l'assaut final.

J'ai déjà ôté mon bividi ! vient-il de m'écrire triomphal. Je le gronde gentiment, doigtant son entrain d'onguent épicurien, histoire de jouer les prolongations. Tu n'y es pas du tout. Oublies-tu que dans la maison du bonheur la plus grande pièce est la salle d'attente ? Ne veux-tu pas être heureux… pas simplement repu ? OKAlors, Swann, gravissons pas à pas l'escalier. – OK. Entre deux messages, un silence. Parfois trop long… Spasme d'angoisse : et s'il n'était plus là ? S'il n'osait plus ? Si par mégarde il retournait à Kierkegaard ? Mais non, mon élève a simplement respecté la consigne. Je l'ai remis et aussi mes bas. Swann, Swann, je ne t'en demandais pas tant ! Merci, reprenons la leçon où nous l'avions laissée.

Et nous l'avons reprise jusqu'à sa conclusion. On se fout à présent des mille marins qui nous séparent puisque, par nos mots entrelacés, nos imaginaires adhèrent, nos souffles se mélangent, nos effluves se respirent. Oui, je t'imagine, Swann chéri, je te ressens lexicalement, à fleur d'écran, je te frôle, ici, à Paris, je te flaire entre les lignes, à demi-mot, je scrute ton acrostiche, je sonde ta syllepse. Quel style ! Et mon hypotypose, qu'en dis-tu ? Mignonne, non ? Tu oses ? Oui, oui, hume-la à ton tour, déchiffre-la, épèle sur ton écran ma volupté qui monte, mon vertige de mâle ensyntaxé autant qu'enamouré, hume ma quintessence sous la voyelle charmeuse et déjà dénudée, et sous ta paume humide qui actionne le désir, sous ton mulot rageur, au bout de la césure empoigne-le à fond ce gros paroxyton qu'empoisse ma présure…

The end. Grandes orgues et bandonéon. Ultime suspense avant le dénouement. Paré pour l'amarrage ? Ma consigne est simple, plutôt évasive : le premier qui conclut envoie à l'autre un bref bulletin de victoire à moins que tu préfères… Pas le temps de terminer, déjà un cri de Swann – un seul – qui éclabousse l'écran en lettres carrées géantes :


TABARNAK !


Sacré cap'taine Swann ! Superbe, ton accostage. Quel doigté ! Quelle docilité ! Quelle opiniâtreté ! Peu après, j'accoste à mon tour. Le cri de la vigie vient d'asperger la nuit. Oui, c'est bien ainsi, au temps des sucres quand les érables saignent, c'est bien ainsi que nous nous sommes rejoints par-dessus l'Atlantique, connus à très haut débit, Swann et moi, à distance, uniquement par l'exaltation du Verbe, sans webcam, sans contact visuel, sans le moindre spasme auditif, oui, c'est vraiment ainsi que je me suis charnellement réconcilié avec le virtuel et que, quelque 40 ans plus tard, quasiment mot pour mot, du balcon de l'Hôtel de Ville, ma gaule épique a célébré à son tour l'inoubliable happening présidentiel : " Au nom du vieux pays, je te salue, Swann. C'est une immense émotion qui ce soir remplit mon cœur. J'emporte de notre rencontre inouïe un souvenir inoubliable. Je vais te confier un secret que tu ne répèteras à personne : je me suis trouvé ici dans une atmosphère du même genre que celle de la Libération. Vive le Québec… vive le Québec libre ! Vive le Canada ! Et vive la France ! "


F I N



- Aïe, aïe... au Québec, les fougères sont plus douces !


La version exhaustive de ce texte (sur le blog, elle est raccourcie et expurgée !) se trouve dans le recueil "CHARME ET SPLENDEUR DES PLANTES D'INTÉRIEUR" (Editions Gap). Distribution et diffusion exclusives par l'auteur - commande sur son site (10 € l'opus).