« J'y étais » ou « J'en étais » ? Les deux, mon capitaine. Double cri de fierté et de joie. Car comment aurais-je pu échapper à l'Événement que j'avais tant attendu, tant convoité malgré mon agoraphobie chronique ? Sinon, prudemment planqué devant mon écran, j'aurais pu éventuellement suivre en live le déroulement de la journée sur lemonde.fr ... Cette seule pensée grotesque (et honteuse) m'a jeté hors de chez moi. Donc, quelques instantanés et quelques slogans ici et là vus, lus ou entendus.

Sitôt dans le métro, je vois un jeune père accompagné de son fils et armé d'un feutre rouge, peaufinant le slogan qui barre le portrait du Président.

Retrait ! Ta France est moche.

Tôt ce matin, d'un coin perdu de Méditerranée, un appel amical pour me souhaiter une bonne manif. « Et n'oublie pas que tu défiles aussi pour moi ! » Nous serons donc deux, car l'union fait la force et dément déjà le décompte officiel.

Cancer en hausse, longévité réduite.
Salariés en colère !
Bacheliers en 2010, retraités en... ?


J'émerge sur la place de la République et cours me poster sous un arbre de l'avenue, à l'abri du soleil. À un jet de pierre du début du cortège qui trépigne d'impatience. Je ne suis pas venu pour faire de la littérature (mais chassez le naturel...), d'abord pour vibrer et m'associer à tous ces Français que j'estime, qui sont là serrés, divers, apparemment heureux d'être motivés et mobilisés, en n'oubliant ni la dérision ni l'humour.

Pas touche aux 60 ans, retour aux 37 ans !
Non à l'oligarchie !
Ouf ! Bientôt le ROManiement ministériel !


Collé sur le jean d'une élégante femme blonde, ce slogan :
Non à la retraite par capitalisation.
Sur le front d'une brunette farouche, ce credo plus condensé :
Je lutte des classes.

Beaucoup d'appareils photo, de micros tendus. Un preneur de son lourdement harnaché court vers le front des drapeaux. Là-haut, au 6e étage, sur le balcon d'une chambre, un cameraman fait un ample travelling.

Ne battons pas en retraite !
Demain, grève générale !
Bibliothèque Nationale en grève !


Ce quinqua travesti en milord. Énorme cigare et chapeau melon. Flegmatique, il prend la pose derrière l'immense pancarte qui lui arrive sous le menton.

Cher Éric, ton mur nous rassure.
Sarko-Woeth : votre retraite pour tout de suite !


Ailleurs, en écho :
Liliane, ta fortune nous intéresse !

Trompettes, tambours, sifflets. Un Gavroche s'époumone en vain dans sa vuvuzela. Tous l'encouragent en riant. Sirène d'une voiture du SAMU qui se faufile dans la foule. Un meneur enroué harangue ses troupes : même si la métrique est boiteuse, le chœur tape en cadence dans ses mains, manière de clamer « non, non » ou « oui, oui » :

Contre le chômage des jeunes !
Pour l'emploi des seniors !


Beaucoup de seniors en effet. Et plein de jeunes. Un papa tire deux blondinets juchés sur leurs trottinettes, un dans chaque main. Sur la capote d'un landau (le mouflet dort !), une affichette lui donne la parole :

Sarko, touche pas à ma retraite !

Un ballon orange s'envole. De plus gros ballons, immobiles et bien visible de loin, marquent au-dessus des têtes le début de chaque section syndicale.

Partage du travail et des richesses !
Tous ensemble pour l'emploi !


Un jeune Noir agite son oriflamme en dansant. Un soixante-huitard barbu lui répond en jouant du biniou. Des dizaines de drapeaux frissonnent au rythme des tambours. Un fumigène rougeoyant ouvre la marche de protestataires moins disciplinés.

Ne battons pas en retraite !
Ensemble dans la lutte !


Près d'un révolutionnaire basané et coiffé d'un bonnet phrygien, une beurette arbore un immense chapeau mexicain bleu et or. Des individus exhibent sans complexes leurs slogans revanchards en même temps que leur outrance blessée.

Sarkozy m'a user.
Fils de Pétain, à la retraite !
Putain ! Encore 2 ans !
Moi, chômeur à 64 ans.
Casse-toi, pauvre ' con !


Des travailleurs de l'aéronautique font voler au-dessus de leurs têtes des maquettes d'avions gonflables. Passe un géant d'infirmier, en tenue de travail, son ridicule coiffe en plastique sur le chef. Une consœur harangue ses troupes. Près de moi, des mamies se congratulent lorsqu'elles aperçoivent, au premier rang qui bouge enfin, les stars du syndicalisme français.

Sarko, t'es foutu, les ménagères sont dans la rue !
Infirmières en colère !
Des emplois, pas des heures sup pour soigner l'hôpital !


J'ai fini par abandonner mon arbre et par me jeter à l'eau. Exacte métaphore en ce qui me concerne : après la longue et frileuse hésitation, le saisissement dès l'immersion puis l'impression de jouvence délicieuse. Scandé par la houle, un refrain me porte et m'emporte.

Liberté, égalité, fraternité. Pas à Matignon, pas dans les salons... il faut lutter, se rassembler, se révolter !

Plus tard dans l'après-midi, devant aller bosser dans un autre secteur de la capitale, j'ai dû à contrecœur sortir tout étourdi du flot bigarré. À peine le temps d'avaler un café après la cohue du métro. L'arabica suffira-t-il à apaiser mes lèvres en feu ? Mon sifflet, à côté de la tasse, m'apparaît désormais inutile, presque incongru dans ce quartier cossu où l'on semble tout ignorer de la triomphale marée.

Pour moi, c'est comme si j'y étais encore, totalement immergé, fervent et solidaire. Et notre puissante stridulation résonnera longtemps encore en moi pour me réconforter et me rapprocher des autres. Solidaire, juste une lettre à changer ! Car, oui, avec quelques milliers d'autres patriotes d'Île-de-France, moi aussi, ce 7 septembre 2010, j'y étais !