C'est septembre, nous reprenons le travail. Au début de l'été, le directeur général de France Télécom reconnaissait que le suicide d'un de ses employés était un accident du travail. Il y a eu près de cinquante suicides au sein du groupe depuis 2008. Comment en sommes-nous arrivés là ? L'accélération au travail en est-elle la cause ?

Evidemment, pour l'économie capitaliste, que nous le voulions ou non, l'équation simple selon laquelle "le temps c'est de l'argent" se vérifie partout. Pour les employeurs, gagner du temps revient à améliorer leurs bénéfices, et ils y réussissent en accélérant la production et la circulation des biens, c'est-à-dire en faisant travailler ouvriers et employés plus vite, avec toutes les techniques de "gestion par le stress" qui vont avec.Dorénavant, lorsqu'une entreprise ou une administration licencie des gens, cela ne signifie pas qu'il y a moins de travail à faire, mais que ceux qui restent en auront plus à réaliser. Tout cela conduit à une polarisation malsaine, bien montrée par les études de sociologie, entre ceux qui sont surchargés de travail et ceux qui sont exclus du système d'accélération par le chômage.Car le chômage est aujourd'hui une forme de décélération forcée, et mal vécue. Cependant, ce n'est pas simplement parce que les gens ont beaucoup de tâches à faire et doivent travailler plus vite qu'ils tombent malades ou sont victimes de dépression. Ce qui fait aller vraiment mal, jusqu'au "burn-out" et au suicide, c'est le sentiment général de courir de plus en plus vite sans jamais aller nulle part et que la valeur de leur travail se déprécie rapidement.Un être humain peut encaisser de grands efforts dans le but d'atteindre un objectif, ou de se construire une carrière où il déploiera un talent. Mais l'impression dominante des salariés actuels, au moins dans nos sociétés occidentales, c'est qu'ils doivent courir de plus en plus vite simplement pour faire du surplace, juste pour ne pas tomber du monde du travail, pour survivre…

C'est votre image du travailleur d'aujourd'hui, un homme courant sur un tapis roulant, s'épuisant pour rester immobile…

De nos jours, même en Allemagne les entreprises ont commencé à imposer la "flexibilité" au détriment des emplois stables. Des études récentes ont révélé une érosion constante des emplois durables depuis les années 1990, une réduction sensible de la durée d'emploi au sein d'une même entreprise, une augmentation des déplacements d'une entreprise à l'autre, une recrudescence des contrats à court et moyen terme.

Ajoutez la dérégulation des conditions de travail, les nouvelles formes d'emploi intérimaire, à temps partiel, à la maison, etc., qui renforcent cette impression d'insécurité professionnelle et de course vers nulle part. Si on ne court pas, nous en sommes persuadés, on décline, on perd en qualification, le chômage nous guette, la dépression, la misère.

A l'accélération technique, à celle des rythmes de vie, il faut ajouter une accélération sociale. Aujourd'hui, aucune situation n'est assurée, la transmission n'est pas garantie, le précaire règne. Il est symptomatique de constater que les parents ne croient plus que leurs enfants auront des vies meilleures que les leurs. Ils se contentent d'espérer qu'elles ne seront pas pires.Il existe une autre raison pour laquelle les gens se sentent si mal, déprimés, voire suicidaires au travail. Régulièrement, les dirigeants des entreprises présentent de nouveaux projets, des stratégies pour gagner du temps et de l'argent, rentabiliser la production, dégraisser les effectifs. Ou encore, ils mettent en place de nouveaux outils informatiques plus performants, ou des concepts marketing présentés comme innovants, ou réorganisent les chaînes de travail, et ainsi de suite.Les marchés financiers saluent ces mouvements comme autant de signes positifs d'activité. Mais très souvent, ces formes frénétiques d'accélération et de réorganisation ne procèdent pas d'un processus d'apprentissage à l'intérieur de l'entreprise, ou d'une meilleure utilisation des talents, il s'agit presque toujours de changements aléatoires, erratiques, caractériels, des changements pour le changement, dépourvus de sens.

Et comme la plupart du temps ils ne débouchent sur aucune amélioration réelle, ils accroissent le sentiment de dévalorisation et d'anxiété chez les travailleurs concernés. Dans le même temps, les directions d'entreprise entendent conserver leurs "normes de qualité", ajoutent toujours de nouvelles formes de classement, d'évaluation et de notation des employés, créant une tension supplémentaire qui finit par rattraper les dirigeants eux-mêmes.

Le résultat peut être observé dans presque toutes les sphères du travail contemporain, à tous les niveaux des entreprises. Les employés se sentent non seulement stressés et menacés, mais encore sous pression, désarmés, incapables de montrer leur talent, bientôt découragés. Voyez comme partout les enseignants se plaignent de ne plus avoir de temps pour apprendre à leurs étudiants, les médecins et infirmières pour s'occuper humainement de leurs patients, les chercheurs pour se concentrer sans être soumis à des évaluations permanentes.

D'où ce sentiment de courir sur un tapis roulant ou une pente qui s'éboule. Au final, nous éprouvons tous ce que le sociologue Alain Ehrenberg nomme la "fatigue d'être soi" (Odile Jacob, 1998) tandis que, constate-t-il, la dépression devient la pathologie psychique la plus répandue de la modernité avancé

(A suivre)

Propos recueillis par Frédéric Joignot