Le hasard fait parfois bien les choses : une discussion non-stop, la contestation d'une chronique, la lecture d'un ouvrage… et l'étincelle jaillit ! Plutôt que bronzer idiot, voyons cela.

Il y a peu, quelque part dans la péninsule arabique où civilité et hospitalité ne sont pas de vains mots (même si aujourd'hui le business tend à les dénaturer), ma discussion avec l'Ami portait sur ce sujet : la classe, en avoir ou non ? Qu'est-ce à dire ? Peut-on l'acquérir ?

Tard dans la nuit, constatant sa rareté chez les bipèdes qui nous entourent, nous avons avancé quelques définitions, aucune n'étant probante : un déficit de profondeur que nous ne parvenions pas à sonder, s'agissant de bien autre chose que de dandysme ! La classe, cette variante contemporaine de la politesse, quoi d'autre que cette adaptabilité à toute circonstance et à tout milieu, cette souplesse souriante, cette élégance du corps, de l'esprit et du cœur, bref un charisme personnel impalpable et si enviable !

Quelques jours plus tard, de retour au pays, une amie me reprochait une récente chronique dans Le Monde ("Conseil de lecture au petit pâtre…"). Quoi ! J'avais osé reprocher à Notre Délicat Monarque de « manquer, outre de classe, de bon sens. » Ce n'était qu'une incise, mais rédhibitoire pour elle : cela ne s'écrit pas, surtout pas à propos du Président de la République. Car la classe, on l'a ou on ne l'a pas. Talent inné. Objection : et s'il s'agissait aussi et surtout d'une vertu sociale à acquérir de toute urgence, surtout à l'époque du kärcher et du « casse-toi pauv' con ! »

En écho à ce débat, troisième rebondissement, je viens de découvrir dans le TGV un opuscule enthousiasmant, exactement 12 pages (chez Payot-Rivages poche), le genre de miniature ciselée à laquelle on revient sans cesse, entre le De brevitate vitae et les Lettres à un jeune poète. J'ai nommé « La Politesse » d'Henri Bergson.

Il s'agit en fait d'un discours prononcé par un jeune professeur de philosophie lors d'une remise de prix au Lycée Henri-IV en… 1892. L'auteur invitait son auditoire, via le chemin de la culture (et des études philosophiques), à un passage de Soi aux autres. S'élever par-delà les belles manières, par-delà « les Codes de la civilité puérile et honnête », passer de l'ouverture intellectuelle à la tolérance puis à la « sensibilité morale » pour ascensionner enfin jusqu'à « la charité s'exerçant dans la région des amours-propres ». En fait, il s'agit moins pour le pédagogue d'inviter à s'élever qu'à se rapprocher. En d'autres mots, passer des civilités de façade (et de classe) à une vraie sensibilité sociale pour déboucher sur « l'amour de l'égalité ». Devenir sensible, poreux à l'Autre, à sa souffrance morale, écrit le jeune prof de 25 ans, voilà l'acmé de la politesse et le levier d'une paix sociale « dans un partage équitable de la considération. »

En fait, il aura fallu attendre 1932 (Les deux sources de la morale et de la religion) pour que Bergson approfondisse son propos, mette la barre aussi (trop ?) haut en passant de la politesse pour quelques-uns à la politesse pour tous, saut qualitatif séparant le « clos » de « l'ouvert ». C'est que la guerre était passée par là, la Grande, la der des ders. Et comme Freud et Valéry, c'est ce désastre qui a ouvert les yeux du philosophe : sous le « vernis » (mot récurrent) de la prétendue civilisation, l'absolue déshumanisation.

Toutes proportions gardées, peut-on oser un parallèle ? Notre France, officiellement en paix, ne ressemble-t-elle pas de plus en plus à un no man's land sans âme, un no futur invivable pour les humbles et les sans voix, parfois un cloaque tant sont putrescents - plus que la vulgarité des mots et des accoutrements - le manque de générosité, le déficit de projet collectif et la fuite apeurée en avant. Vulgarité et égocentrisme, même débâcle civilisationnelle. Repli sur soi et stigmatisation de l'Étranger, même dérive mortelle. Populisme et incitation à la xénophobie, même abâtardissement d'un pouvoir aux abois. Mais pour Bergson, ce constat d'entre deux guerres n'était pas une impasse, car, s'il s'agit bien in fine de la nature de l'Homme, cette nature, malgré les échecs, malgré la barbarie passée ou future, peut changer et s'améliorer. Non, l'authentique politesse n'est pas une élégance de caste !

Pour reprendre cœur, relisons ces quelques mots dans lesquels, devant un auditoire captivé, un Mr Keating.avant l'heure (belle âme idéaliste ricaneront nos modernes et cyniques politiciens) prône l'ouverture et la réconciliation, à partir d'images parlantes pour des jeunes gens : le spectacle d'une danse harmonieuse ou la vulnérabilité de chacun face aux propos d'autrui, parfois railleries cuisantes, parfois paroles d'estime conférant sens et renaissance, ô capitaine, mon capitaine :

« Je ne sais si vous avez jamais essayé d'analyser le sentiment que le spectacle d'une danse gracieuse fait naître dans l'âme. (…) Eh bien, tous les éléments de la grâce physique, vous les retrouverez dans cette politesse qui est la grâce de l'esprit. Comme la grâce, elle éveille l'idée d'une souplesse sans bornes ; comme la grâce, elle fait courir entre les âmes une sympathie mobile et légère ; comme la grâce enfin, elle nous transporte dans ce monde où la parole est rivée à l'action, et l'action elle-même à l'intérêt, dans un autre, tout idéal, où paroles et mouvements s'affranchissent de leur utilité et n'ont plus d'autre objet que plaire. Ne dirons-nous pas que cette politesse aux mille aspects divers, qui suppose certaines qualités du cœur et beaucoup de qualités de l'esprit, qui consiste, au fond, dans la parfaite liberté de l'intelligence, est la politesse idéale, et que le moraliste le plus sévère aurait mauvaise grâce à exiger mieux ou davantage ?

Eh bien non, mes amis. Au-dessus de cette politesse, qui n'est qu'un talent, j'en conçois une autre, qui serait presque une vertu. (…) Il arrive qu'une allusion involontaire, un blâme sorti d'une bouche autorisée peuvent nous jeter dans cette tristesse où mécontents de nous, désespérant de l'avenir, nous croyons voir se fermer toutes les avenues de la vie. Cette sensibilité un peu maladive est chose rare, heureusement ; mais qui est celui qui ne s'est pas senti, à certains moments, douloureusement atteint dans son amour-propre et arrêté tout aussitôt dans l'essor qu'il aurait pu prendre ; au lieu qu'à d'autres moments une harmonie délicieuse le pénètre, parce qu'un mot glissé à son oreille, s'insinuant dans l'âme et la fouillant jusque dans ses plus secrets replis, est venu toucher cette fibre cachée qui ne peut résonner sans que toutes les puissances de l'être s'ébranlent avec elle et vibrent à l'unisson ? Ne serait-ce point là, jeunes élèves, la politesse la plus haute, la politesse du cœur, celle que nous appelions une vertu ?

Il semble donc que cette politesse sous toutes ses formes, politesse de l'esprit, politesse des manières et politesse du cœur, nous introduit dans une république idéale, véritable cité des esprits, où la liberté serait l'affranchissement des intelligences et l'égalité un partage équitable de la considération. »


Lorsqu'on pense à tous les jeunes de France – les heureux lauréats de 1892, tous les martyrs des deux dernières guerres, les laissés pour compte de nos banlieues du 3e millénaire, révoltés ou apathiques, loin de toute priorité éducative et voués à la perte d'identité, à la chasse au faciès et au salut par la seule violence – on ne peut pas sourire de la conclusion du philosophe, en d'autres temps jugée ringarde voire pompeuse : « Dites-vous bien, jeunes élèves, qu'en cultivant votre intelligence, en élargissant votre pensée, en vous exerçant, pour tout dire, à la politesse supérieure de l'esprit, vous travaillez à resserrer ces liens et à fortifier cette union d'où dépendent l'avenir et la grandeur de la France. »