Une édentation totale est plus courante qu'on croit, même si elle est tout de même moins grave que l'amputation des deux mains, des deux pieds ou pire, l'émasculation intégrale, Dieu me les garde ! J'ajoute que, s'il est excessif de parler à ce sujet de saut ontologique, c'est néanmoins (!) une expérience humaine décisive et à forte portée existentielle, du moins si j'en crois ma récente expérience pour surmonter le déficit d'intégrité corporelle.

Car lorsqu'un individu se retrouve les gencives nues et saignantes, aussi vulnérables que celles du marmot qui tète encore sa mère, sans espoir d'implants et condamné à ces monstrueux dentiers en résine pudiquement nommés prothèses complètes, lorsqu'il croit que l'existence peut rester pourtant savoureuse à défaut d'être aussi croustillante (que les chips et les arachides qui accompagnent plaisamment un double scotch digne de ce nom) ; lorsqu'il admet aussi qu'il va bien falloir désormais faire le deuil de ses crocs congénitaux pour s'arrimer résolument au sourire du cœur afin de pouvoir encore mordre à la vie… bref, on est fatalement acculé à une forme de modestie et d'humour, invité à philosopher un brin, de préférence en compagnie de l'égrotant Nietzsche qui notait que le bipède pensant (le sage de Sils-Maria disait cela à propos du bas-ventre) a de ce fait quelque peine à se prendre pour un dieu.

En fait, mon témoignage, qui devrait être plus plaisant que métaphysique, a peu à peu pris forme sur l'écran et d'abord dans mon ressenti, suite à un tic (ou un toc) sémantique, aussi désopilant que consternant, que j'ai déjà semé par mégarde dans le paragraphe précédent et que bien peu de lecteurs ont dû déceler au passage tant les mots à la mode deviennent hélas des mots invisibles, aussi banals et triviaux que des mégots ou les grimaces de Sarko. Voici donc la phrase-type de la victime d'aujourd'hui, prise en charge cela va sans dire par une cellule d'aide psychologique : « Comment vais-je pouvoir accomplir le travail de deuil, soupire cet imbécile éploré, puisque le corps de mon cher disparu ne m'a pas encore été restitué ? » Allons donc ! Souffre, tais-toi et ne réclame pas de preuves comme ce pinailleur de St Thomas. Ce nonobstant j'ai tort, je le sais et d'emblée fais amende honorable car, travail de deuil ou non, je viens de le vérifier à propos de mes défuntes quenottes : l'homme a besoin de conserver des vestiges pour atténuer sa souffrance et retrouver le goût de vivre. Du coup, d'éprouvante pour moi, cette mutilation dentaire est devenue exaltante et il est grand temps d'en faire ici le récit.

Or donc, il arriva que mu par un réflexe bizarre – instinct de survie ou reste de “dignité humaine” (autre tic-toc sémantique très poilant) – je demandai à ma dentiste préférée (et interloquée) de ne pas jeter à la poubelle la dizaine de chicots qu'elle s'apprêtait à extraire – avec, je dois le dire, un merveilleux doigté : toutes ces pauvres petites dents restantes, n'en pouvant mais, encore branlantes mais si vaillantes, certes mal en point mais bel et bien implantées dans ma chair palpitante, c'était mon patrimoine, mon trésor de guerre, toute ma vie passée et endurée, quoi ! Trop d'années de galère, trop d'infection chronique, trop de bricolages successifs au gré de mes errances et de mon RMI… certes, il avait fallu prendre la décision radicale qui s'impose. Nous la prîmes. J'ajoute, avec un brin de sotte vanité, qu'un sourire à la Tom Cruise était à ce prix. (À l'heure où j'écris ces lignes, il est bel et bien là sur mes lèvres, éclatant, princier, radieux, même si désormais je ne peux plus rien croquer ! Quant aux sentiments, l'Ami vient de me rassurer suite à nos récentes babouineries : avec mes nouveaux dominos, tout est ok, du beau boulot, pas de danger de rayer le casque, comme disent joliment les péripatéticiennes dépitées.) Un double hommage doit donc être rendu : si les chirurgiens dentistes sont nos bourreaux providentiels, les prothésistes, eux, sont de véritables artistes, tous deux bienfaiteurs du genre humain !

Avant d'élever le débat, encore un mot concernant le champ de bataille préalable à ma reconstruction buccale. Seulement deux heures d'un délicieux supplice car (presque) indolore. Après les piqures anesthésiantes, Madame la dentiste et son assistante sont passées à l'assaut : 1…2…3…4…5 …11… 12…13 ouf ! le chiffre porte-bonheur. Pour chaque dent arrachée, et même avec l'anesthésie, je vous assure, c'est toute la tête qui part en vrille ! Je me cramponne. Je pense à l'Angleterre. La dernière ratiche (couronnée) a décidé de résister. L'effrontée ! Mais puis-je lui en vouloir de quitter sans résister sa gencive natale, la terre de ses ancêtres, tout comme ces pauvres habitants de Menton boutés le 4 juin 40 hors de leur Eden ! Mon ultime molaire, c'est au moment où je vais la perdre que j'y tiens le plus: la Reine des rebelles ! « Rien de grave, juste l'os qui gêne ! » commente ma tortionnaire d'une voix gourmande. Qu'à cela ne tienne, on y va au burin, à la fraise, à la pince… glou glou, le sang est aspiré tandis que, privée de déglutition, ma glotte grelotte. C'est ensuite le moment des finitions haute-couture : un grand fil noir entre et sort de ma mâchoire gonflée, en haut puis en bas. Point de croix ou point de tige ? Ah ! Sandrine, quelle experte couturière vous fûtes, Dieu me culbute ! Mais la suite de l'histoire va être encore plus drôle, disons plus inattendue et fort décisive sur le plan ontologique voire éthique et d'abord esthétique.

Ayant donc récupéré puis nettoyé mes précieuses reliques, j'ai décidé d'en faire… une œuvre d'art personnalisée, une ravissante plaque mortuaire, à la fois ex-voto, mausolée et reliquaire. Le projet avait mûri depuis plusieurs mois. Il m'avait par avance conforté et réconforté. Il s'agit à présent d'un très joli petit cœur en granit (21cm x 21 cm) à dominante marron veiné de rose. Le préposé a été formel : « La teinte marron et rose est un grand classique pouvant s'offrir à tout âge. Si, comme vous pouvez l'observer, des différences de teintes se produisent selon nos fabrications, cela tient au fait que le granit est un produit naturel et que la nature ne reproduit jamais deux fois la même chose. Admirable, n'est-ce pas ? » Un poète, ce marchand de tombes ! Admirable certes. Bref, une fois en possession de ce bel objet minéral, j'ai conçu un autre cœur intérieur en bronze doré, plus petit, au centre duquel se baisent sur le bec deux touchantes tourterelles. Dans cet émouvant espace, sorte de custode sacrée réservée à la Présence Réelle ainsi circonscrite, j'ai disposé mes treize ratiches défuntes, collées une à une, le plus harmonieusement du monde ; puis j'ai peint en rose nacré les étranges et longues racines effilées en forme de carottes (une découverte pour moi, la longueur des dents-icebergs !), j'ai ensuite patiné et lustré le tout. Puis, très ému, j'ai fait graver en lettres d'or par le professionnel du deuil dont la fibre écolo m'avait touché cette formule de reconnaissance posthume, sobre mais suggestive : « À mes quenottes. Garches, le 5 juillet 2010. » Ad vitam aeternam.

C'est ce qu'il est convenu d'appeler un objet transitionnel indispensable aux vieux bébés. Ou encore une leçon d'otondosophie en acte. Quelle merveille cet ostensoir artisanal auquel j'ai consacré tant d'heures et tant de soins (et d'euros !). Quel émoi lorsque je le contemple ! Quel réconfort rétrospectif : toutes ces parcelles de moi, désormais sauvegardées, immortalisées et sublimées par l'Art ; ces piteuses mais valeureuses chocottes qui m'ont pour finir trahi mais sont restées fidèles parmi les fidèles, à leur poste durant plus d'un demi-siècle, dévouées au moins trois fois par jour, pendant des années et des années, assidues à pousser, puis à percer pour finalement mâcher, croquer, lacérer, mastiquer, lutter contre la plaque dentaire et des millions de bactéries… jusqu'à ce que mort s'ensuive ! Je les avais pourtant tant bichonnées, tant redoutées, tant soignées aussi (et mes dentistes successifs, presque autant que le psychanalyste de ma belle-sœur, ont pu, à n'en pas douter, faire agrandir grâce à leurs honoraires de pharaoniques piscines)… oui, tant rincées massées caressées matin midi et soir, dans le bon sens, avec les brosses les plus performantes, les plus coûteuses, le plus souvent possible, le plus assidument, le plus désespérément in fine… et sans pouvoir les conserver jusqu'au bout avec tout le reste de la carcasse ! C'est le début de la fin (de la faim aussi car comment à présent réapprendre à manger ?). Et du coup, un souvenir littéraire me saisit jusqu'au vertige et m'enchante, ces mots d'Albert Cohen qui, pour ne pas en pleurer, me font rire aux larmes (pas trop car mes ersatz se décollent !) :

« Jeunes gens, vous aux crinières échevelées et aux dents parfaites, divertissez-vous sur la rive où toujours l'on s'aime à jamais, où jamais l'on ne s'aime toujours, rive où les amants rient et sont immortels, élus sur un enthousiaste quadrige, enivrez-vous pendant qu'il est temps et soyez heureux comme furent Ariane et son Solal, mais ayez pitié des vieux, des vieux que vous serez bientôt, goutte aux nez et mains tremblantes, mains aux grosses veines durcies, mains tachées de roux, triste rousseur des feuilles mortes. (…) Au cimetière de minuit, sortis de leurs niches, dansent anguleusement, sagement dansent de muets messieurs secs, camus à la bouche rigolarde mais aux maxillaires et aux grands orbites impassibles. Sans nez, ils se trémoussent, au ralenti mais infatigablement, tarses et métatarses s'entrechoquant et claquant avec des bruits de dentiers scandant la musique de ce pipeau champêtre qu'un tout petit trépassé, à toque jaune empanachée et juché sur d'endiamantés souliers de bal, tient contre le gouffre de son ancienne bouche. »
(Belle du Seigneur, chapitre LII, Gallimard, 1981).

Ah ! ce ridicule et touchant petit macchabée à toque jaune ( ex-banquier suisse ?) avec son flutiau coincé dans son bec orphelin ! En attendant le bal macabre élyséen auquel nous sommes tous conviés, un seul objectif : survivre et rire. Croquer la vie jusqu'au sein de nos piteuses défaillances. Car, avec ou sans organes artificiels, qu'on ait une dentition de riche ou de gueux,
la vie est sans âge et la consigne valable pour chacun : aujourd'hui vivre à fond pour apprendre à devoir s'en passer demain. Carpe diem. Nique et nunc. Savourer l'existence, n'est-ce pas traquer et croquer des instants qui meurent ? Les endurer aussi mais en allant à l'essentiel : s'obstiner à privilégier le temps de la jouissance, de l'amour, de l'amitié, de l'art, du rêve, de la création, de la commensalité, de l'indolence occupée et de la préretraite anticipée. Bref, travailler moins pour vivre mieux, consentir à limer nos canines de vieux loup pour réapprendre à sourire au jeune homme intérieur.

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Posé sur le bureau, mon reliquaire m'aide à incarner plus que jamais ce magnifique projet.