Hier, les barques de Kalba m'ont fait penser à cette page de Pierre Loti. Avec les Nouvelles de guerre de Maupassant, c'est le seul livre que j'ai emporté pour ma semaine de vacances (Nouvelles et récits, éditions Omnibus, 2000).

J'ajoute que quelques jours avant de décoller, je fis découvrir à la personne amnésique dont je m'occupe régulièrement une très belle exposition au Musée de la Marine à Paris : « Tous les bateaux du monde ». Il s'agit de la collection de l'amiral Pâris : plans, aquarelles, écrits et surtout ces fabuleuses maquettes qui font voyager le visiteur de l'Europe à l'Insulinde, de l'Arabie au Japon…



L'ingéniosité humaine est vraiment sans bornes et dans chaque bateau, du moindre esquif artisanal à l'embarcation la plus élaborée, de la pirogue de Gorée à la jonque chinoise, du dungiyah de Mascate à la muleta du Tage, du sanbuq de la mer Rouge à la petite galère de Yokohama, partout, dans le moindre détail, se nichent une grâce, une harmonie d'ensemble, un subtil équilibre de lignes et de volumes. C'est beau et ça fonctionne ! Rien d'étonnant car « un bateau représente le plus beau chef d'œuvre de l'esprit humain ; aucun monument, aucune invention n'égalent son merveilleux ensemble ; et, quoique devenu vulgaire, comme tout ce que l'on voit journellement, il n'en mérite pas moins l'admiration que l'on prodigue si facilement à d'autres objets. » (Pâris, Essai sur la construction navale des peuples extra-européens).

Retour à Loti et à sa mésaventure sur les rives du Bosphore : « Au quai de Thérapia, pour passer sur l'autre rive, il s'agissait de choisir une barque, parmi celles qui attendaient là, toutes prêtes, jolies pour la plupart, bien peinturlurées, avec de beaux coussin de velours, chacune ayant son rameur jeune, aux bras solides.

Seule, la plus proche, celle à qui c'était le tour, avait l'air d'une pauvresse à côté des autres ; point de velours sur les coussins, mais des housses d'indienne en petits morceaux de différentes couleurs ; bien propre pourtant, cette barque, bien soignée, mais si vieille, avec des rapiéçages, et montée par un batelier caduc, en costume si miséreux ! Presque brutalement, je la refusai, pour faire accoster la suivante, qui était fraîche et dorée.Mais quand elle s'écarta pour me laisser place, je vis avec quels soins ingénieux ces morceaux d'indienne étaient assemblés et raccommodés : œuvre sans doute de quelque vieille femme, épouse de ce bonhomme, pour essayer de donner encore un peu d'apparence à la barque défraîchie, et ne pas trop rebuter les clients. Surtout je croisai le regard du vieux batelier, un regard chargé de reproche contenu, de résignation et de détresse…

Alors une pitié désolée me serra le cœur, ma journée en fut assombrie. Je me promis de revenir le lendemain, de choisir celui-là entre tous, de le complimenter sur le bon goût de ses modestes embellissements, même de le reprendre chaque fois que je repasserais.

Mais, ni le lendemain, ni les jours suivants, je ne pus le retrouver. Et, - c'est peut-être bien puéril -, de toutes les mauvaises actions de ma vie, aucune ne m'a laissé plus de remords que l'affront fait à ce pauvre vieux, à ses petites housses d'indienne serties d'humbles galons rouges et si laborieusement arrangées… »