On connaît l'argument de cette Bible moderne que je résumerai ainsi d'une manière j'espère apéritive : sans doute avons-nous honte aujourd'hui de nos prisons françaises et à juste titre. Mais souvenons-nous. Le XIXème siècle lui, était fier des forteresses qu'il construisait aux limites et parfois au cœur des villes. Il s'enchantait de cette douceur nouvelle qui remplaçait les échafauds. Il s'émerveillait de ne plus châtier les corps, et de savoir désormais corriger les âmes. Ces murs, ces verrous, ces cellules figuraient toute une entreprise d'orthopédie sociale.

Les années ont passé mais aujourd'hui nous relevons toujours, peut-être plus que jamais sous la férule vicieuse de Sarko 1er, d'une société disciplinaire, de plus en plus une société de surveillance, de tri social et d'exclusion. Certes, notre pénalité moderne n'ose plus dire qu'elle punit des crimes ; elle prétend – même en entassant les détenus et en fliquant les citoyens – réadapter des marginaux ! Toujours ce bon vieil hygiénisme. Mais si tel est le cas – et le péril – comment la psychologie, la psychiatrie, la criminologie, la politique du “principe de précaution” tous azimuts, de la mise en examen préventive et de l'antiterrorisme primaire, comment cette glorieuse gerbe de nos modernes sciences humaines pourrait-elle prétendre justifier la justice flétrie d'aujourd'hui ? Puisque leur histoire prétendument raffinée montre une même technologie politique, pour ne pas dire un même machiavélisme. Sous la connaissance plus raffinée des psychologies humaines et sous le caractère plus soft des châtiments annoncés, se retrouvent dans les faits le même investissement disciplinaire des corps, des mentalités déviantes, une forme mixte d'assujettissement et d'objectivation, un même « pouvoir-savoir », bref un illégalisme d'Etat (avec l'assentiment tacite de l'opinion publique) clos, séparé, socialement utile et politiquement inoffensif.

Venons-en à un petit cours d'histoire qui paraît faire mentir l'adage : autres temps (XIXème siècle), autres mœurs (début du XXIème) !



Pourquoi et comment la prison serait-elle appelée à jouer de fabrication d'une délinquance qu'elle est censée combattre ?La mise en place d'une délinquance qui constitue comme un illégalisme fermé présente un certain nombre d'avantages. Il est possible d'abord de la contrôler (en repérant les individus, en noyautant le groupe, en organisant la délation mutuelle) : au grouillement imprécis d'une population pratiquant un illégalisme d'occasion qui est toujours susceptible de se propager, ou encore à ces troupes incertaines de vagabonds qui recrutent selon leurs passages et les circonstances, des chômeurs, des mendiants, des réfractaires, et qui se gonflent parfois – on l'avait vu à la fin du XVIIIème siècle – jusqu'à former des forces redoutables de pillage et d'émeute, on substitue un groupe relativement restreint et clos d'individus sur lesquels on peut effectuer une surveillance constante.

Il est possible en outre d'aiguiller cette délinquance repliée sur elle-même vers les formes d'illégalisme qui sont les moins dangereuses : maintenu par la pression des contrôles à la limite de la société, réduit à des conditions d'existence précaires, sans lien avec une population qui aurait pu le soutenir (comme cela se faisait naguère pour les contrebandiers ou certaines formes de banditisme), les délinquants se rabattent fatalement, sur une criminalité localisée, sans pouvoir d'attraction, politiquement sans péril et économiquement sans conséquence.

Or cet illégalisme concentré, contrôlé et désarmé est directement utile. Il peut l'être par rapport à d'autres illégalismes : isolé à côté d'eux, replié sur ses propres organisations internes, voué à une criminalité violente dont les classes pauvres sont souvent les premières victimes, investi de toute part par la police, exposé à des longues peines de prison, puis à une vie définitivement « spécialisée », la délinquance – ce monde autre – dangereux et souvent hostile, bloque ou du moins maintient à un niveau assez bas les pratiques illégalistes courantes (petits vols, petites violences, refus ou détournements quotidiens de la loi), il les empêche de déboucher sur des formes larges et manifestes, un peu comme si l'effet d'exemple qu'on demandait autrefois à l'éclat des supplices, on le cherchait maintenant moins dans la rigueur des punitions que dans l'existence visible, marquée, de la délinquance elle-même : en se différenciant des autres illégalismes populaires, la délinquance pèse sur eux.

Mais la délinquance est en outre susceptible d'une utilisation directe. L'exemple de la colonisation vient à l'esprit. Il n'est pas pourtant le plus probant ; en effet si la déportation des criminels fut à plusieurs reprises demandée sous la Restauration, soit par la Chambre des Députés, soit par les Conseils généraux, c'était essentiellement pour alléger les charges financières exigées par tout l'appareil de la détention ; et malgré tous les projets qui avaient pu être faits sous la monarchie de Juillet pour que les délinquants, les soldats indisciplinés, les prostituées et les enfants trouvés puissent participer à la colonisation de l'Algérie, celle-ci fut formellement exclue par la loi de 1854 qui créait les bagnes coloniaux. En fait, la déportation en Guyane ou plus tard en Nouvelle-Calédonie n'eut pas d'importance économique réelle, malgré l'obligation faite aux condamnés de rester dans la colonie où ils avaient purgé leur peine un nombre d'années au moins égal à leur temps de détention (dans certains cas, ils devaient même y rester toute leur vie).

En fait, l'utilisation de la délinquance comme milieu à la fois séparé et maniable s'est faite surtout dans les marges de la légalité. C'est-à-dire que l'on a mis aussi en place au XIXème siècle une sorte d'illégalisme subordonné, et dont l'organisation en délinquance, avec toutes les surveillances que cela implique, garantit la docilité. La délinquance, illégalisme maîtrisé, est un agent pour l'illégalisme des groupes dominants. La mise en place des réseaux de prostitution au XIXème siècle est caractéristique à ce sujet : les contrôles de police et de santé sur les prostituées, leur passage régulier par la prison, l'organisation à grande échelle des maisons closes, la hiérarchie soigneuse qui était maintenue dans le milieu de la prostitution, son encadrement par des délinquants-indicateurs, tout cela permettait de canaliser et de récupérer par toute une série d'intermédiaires les énormes profits sur un plaisir sexuel qu'une moralisation quotidienne de plus en plus insistante vouait à une demi-clandestinité et rendait naturellement coûteux ; dans la formation d'un prix du plaisir, dans la constitution d'un profit de la sexualité réprimée et dans la récupération de ce profit, le milieu délinquant a été de complicité avec un puritanisme intéressé : un agent fiscal illicite sur des pratiques illégales.

Les trafics d'armes, ceux d'alcool dans les pays de prohibition, ou plus récemment ceux de drogue montreraient de la même façon ce fonctionnement de la « délinquance utile » : l'existence d'un interdit légal crée autour de lui un champ de pratiques illégalistes, sur lequel on parvient à exercer un contrôle et à tirer un profit illicite par le relais d'éléments eux-mêmes illégalistes mais rendus maniables par leur organisation en délinquance. Celle-ci est un instrument pour gérer et exploiter les illégalismes.Elle est aussi un instrument pour l'illégalisme qu'appelle autour de lui l'exercice même du pouvoir. L'utilisation politique des délinquants – sous la forme de mouchards, d'indicateurs, de provocateurs – était un fait acquis bien avant le XIXème siècle. Mais après la Révolution, cette pratique a acquis de toutes autres dimensions : le noyautage des partis politiques et des associations ouvrières, le recrutement d'hommes de main contre les grévistes et les émeutiers, l'organisation d'une sous-police – travaillant en relation directe avec la police légale et susceptible à la limite de devenir une sorte d'armée parallèle –, tout un fonctionnement extra-légal du pouvoir a été pour une part assuré par la masse de manœuvre constituée par les délinquants : police clandestine et armée de réserve du pouvoir. Il semble qu'en France, ce soit autour de la Révolution de 1848 et de la prise de pouvoir de Louis-Napoléon que ces pratiques aient atteint leur plein épanouissement. On peut dire que la délinquance, solidifiée par un système pénal centré sur la prison, représente un détournement d'illégalisme pour les circuits de profit et de pouvoir illicites de la masse dominante.

L'organisation d'un illégalisme isolé et refermé sur la délinquance n'aurait pas été possible sans le développement des contrôles policiers. Surveillance générale de la population, vigilance « muette, mystérieuse, inaperçue… c'est l'œil du gouvernement incessamment ouvert et veillant indistinctement sur tous les citoyens, sans pour cela les soumettre à aucune mesure de coercition quelconque… Elle n'a pas besoin d'être écrite dans la loi. » (A. Bonneville, Des institutions complémentaires du système pénitencier, 1847, p. 397-399). Surveillance particulière et prévue par le Code de 1810 des criminels libérés et de tous ceux qui, déjà passés par la justice pour des faits graves, sont légalement présumés devoir attenter de nouveau au repos de la société. Mais surveillance aussi de milieux et de groupes considérés comme dangereux par des mouchards ou des indicateurs dont presque tous sont d'anciens délinquants, contrôlés à ce titre par la police : la délinquance, objet parmi d'autres de la surveillance policière, en est un des instruments privilégiés.

Toutes ces surveillances supposent l'organisation d'une hiérarchie en partie officielle, en partie secrète (c'était essentiellement dans la police parisienne le « service de sûreté » qui comprenait outre les « agents ostensibles » – inspecteurs et brigadiers – les « agents secrets » et des indicateurs qui sont mus par la crainte du châtiment ou l'appât d'une récompense).

Ils supposent aussi l'aménagement d'un système documentaire dont le repérage et l'identification des criminels constituent le centre : signalement obligatoire joint aux ordonnances de prises de corps et aux arrêts des cours d'assises, signalement porté sur les registres d'écrou des prisons, copie des registres de cour d'assises et de tribunaux correctionnels adressés tous les trois mois aux ministères de la Justice et de la Police générale, organisation un peu plus tard au ministère de l'Intérieur d'un « sommier » avec répertoire alphabétique qui récapitule ces registres, utilisation vers 1833 selon la méthode des « naturalistes, des bibliothécaires, des négociants, des gens d'affaires » d'un système de fiches ou bulletins individuels, qui permet d'intégrer facilement des données nouvelles, et en même temps, avec le nom de l'individu recherché, tous les renseignements qui pourraient s'y appliquer.

La délinquance, avec les agents occultes qu'elle procure mais aussi avec le quadrillage généralisé qu'elle autorise, constitue un moyen de surveillance perpétuelle sur la population : un appareil qui permet de contrôler, à travers les délinquants eux-mêmes, tout le champ social. La délinquance fonctionne comme un observatoire politique. Les statisticiens et les sociologues en ont fait usage à leur tour, bien après les policiers.


Michel Foucault, Surveiller et punir, Naissance de la prison, p. 283-287, Gallimard, 1977.