Le 14 juin dernier, suite à l'interpellation du jeune Salem B*** deux jours plus tôt, j'ai ici mis en ligne un pressant appel sous forme de témoignage (“ Lettre à Youssef ”) et j'ai envoyé une centaine de courriels à ce sujet intitulés Help !

Je m'attendais à un tsunami d'empathie et de solidarité. (Pauvre Bellinus, toujours aussi crédule et immature !) Or, à part deux coups de fil et cinq courriels, nada. Rien à la suite de mon article, aucun commentaire, aucune suggestion, nul mot de soutien, nulle parole de réconfort que j'aurais pu transmettre au clandestin qui se morfond dans son centre de rétention. De petits mots simples du genre : « As-tu pensé à contacter… ? » ou bien « Souhaites-tu que je t'accompagne jeudi au Mesnil-Amelot ? »

Car si je me sentais seul, l'exilé de Kabylie devait l'être bien davantage. Ce jour-là, vendredi noir s'il en est, il n'avait pas eu le loisir de musarder dans la littérature, dans le docu-fiction, dans les mots… il était bel et bien coincé par la réalité, dans l'urgence et la contingence des maux. Et cela n'avait pas été prévu à mon programme culturel, même si l'en-tête de mon journal proclame… proclamait pompeusement : « Chaque jour, une page de littérature incarnée. » Chaque jour… sauf celui-là. Sainte Littérature, priez pour nous ! Aveu d'impuissance et infranchissable écart : du leurre au malheur. Du romantisme au réalisme. De la croyance naïve à la mauvaise foi. Du constat au verdict : à mort le blabla !

À la fin de cet interminable week-end, entre un coup de fil à l'avocate et un mail infructueux à la CIMADE, loin de ressusciter, je suis resté groggy, me disant : qu'il est facile, jour après jour, de peaufiner un texte, de le mettre en ligne voire de cosigner d'un clic une vibrante pétition ! Qu'il est louable de commencer puis d'abandonner la lecture d'un texte quand il ne nous concerne pas ou nous dérange ! Qu'il est téméraire d'arpenter le jardinet de son écran plat en imaginant qu'il s'élargit aux dimensions d'une planète solidaire ! J'ironise un brin mais je ne formule ici aucun reproche puisqu'il m'arrive de butiner pareillement sur la Toile.

En fait, ce que je ne supporte plus, c'est cette mondialisation du zapping décervelé – lecture clip et fast book, psy show et box-office, virtuel Peace and Love et happening compassionnel – que je contribue… que je contribuais sans doute à accélérer par mes éruptions égotiques, mes indignations d'opérette et mes textes kleenex. Mais aujourd'hui, c'est fini : la bonne conscience à très haut débit, non merci !

EN CONSÉQUENCE, J'AI PRIS LA DÉCISION DE METTRE UN POINT FINAL À CE JOURNAL EN LIGNE.

J'y dépose cette ultime pensée de Graham Greene dans “Les Comédiens” :

« La violence est une imperfection de la charité, mais l'indifférence est la perfection de l'égoïsme. »

Et aussi, en hommage à Baudrillard, cet “aphoricube” de mon cru (à la lettre L comme Lucidité) :

« On se calfeutre aujourd'hui dans le virtuel comme on gagnait jadis son ciel. Un seul mot d'ordre : sauvons le réel ! »

Je vais essayer de le sauver en retroussant mes manches. Merci en tout cas à celles et ceux – inconnus mais bien réels – qui m'ont été fidèles ici depuis le 7 septembre 2006 et qui pourront, s'ils le désirent vraiment, s'approprier à nouveau la chair des mots dans mes halliers de papier.


Michel Bellin, écrivain
ce 17 juin 2009.


POST SCRIPTUM : aux dernières nouvelles, Salem vient d'écoper d'un an d'interdiction du territoire avec un sursis de 2 mois... pour rentrer par ses propres moyens en Algérie ! En effet, après avoir refusé la destination de l'avion jugée trop éloignée de sa Kabylie natale, il a été conduit le 9 juillet dernier au Tribunal de Créteil qui a prononcé sur-le-champ la sentence.

Quant au sursis, c'est une fausse mesure de grâce : l'État fait des économies sur le vol Paris-Alger et attend de remettre le grappin dès fin août sur le jeune clandestin qui est désormais piégé, fiché et plus que jamais aux abois. Salem est provisoirement libre... la corde au cou. L'avocate conseillée par la CIMADE n'a plus le droit, s'excuse-t-elle, de le recevoir et lui conseille de garder ses précieux euros.

Pas vraiment de quoi se réjouir ni d'avoir la force de se battre encore avec et pour lui (tentative de régularisation, recherche d'un logement, d'un contrat de travail...)

De Charybde en Scilla...