LE MANOIR DE MERVAL

Un récit inédit de Michel Bellin

Les ailes ne peuvent aller
plus vite que la peur.

La Divine Comédie
(L'Enfer. Chant XXII vers 127-128)<
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À la mémoire de Bernardo, le grand ami qui m'inspira ce récit.


II

Monsieur Karl guida Alban vers l'un des fauteuils où le voyageur s'affaissa, regrettant aussitôt ce geste trop décontracté. Mais il était tellement las ! Et ce sentiment diffus de se sentir un peu perdu. Le jeune provincial ne s'attendait pas à cette arrivée, ce décor, cette ambiance, le molosse rugissant… Il découvrait soudain un autre univers à la fois raffiné et quelque peu oppressant.

- Dans quelques minutes, nous passerons à table. Détendez-vous !

Monsieur Karl fixait son hôte d'un regard appuyé qui semblait vouloir le déchiffrer au tréfonds. Tout en parlant, et sans jamais détacher son regard, il avait sorti une fiasque d'un meuble bas et tendit un verre à Alban.

- Pour vous remettre, un petit Porto. Qu'en dites-vous ? Puis nous dînerons et je vous montrerai votre chambre. Ce soir, reposez-vous. Demain seulement, nous parlerons de l'avenir…

Il s'était assis à nouveau en face du jeune homme. Sa voix était chaleureuse et un reflet mouvant dansait dans ses prunelles. Alban, un peu rassuré, ayant rectifié sa position dans l'ample fauteuil, prit le verre et, dans la lumière mordorée de la cheminée, découvrit pour de bon le visage de son hôte : un homme plus très jeune et pas encore vieux, disons assez jeune, environ trente cinq quarante ans grand maximum, séduisant avec un je ne sais quoi de déjà fané, une pointe de lassitude prématurée. Un visage parfaitement lisse encadré par une lourde chevelure noire très bouclée. Etrange, pensa Alban, étrange toison de pâtre grec déjà sur le retour. Un beau sourire ourlait une bouche délicate aux lèvres fines, bien dessinées. Mais ce qui frappa le plus Alban, outre les inflexions mélodieuses de la voix, par ailleurs ferme, presque sévère, c'était l'acuité et la profondeur du regard, un regard bleu vert sous de longs cils soyeux. Là encore, un troublant mélange de juvénilité ingénue et d'austère maturité. Le jeune homme avait aussi remarqué la finesse de la main qui lui tendait le verre d'apéritif et le rubis qui étincelait à l'auriculaire gauche.

- Quel bel homme… songea-t-il en prenant le verre et en rendant son sourire à son hôte.

Il y avait quelque chose d'impressionnant dans cette stature droite et racée. Alban s'attendait tellement à découvrir un employeur sur le retour d'âge, un peu bedonnant, à l'air fatigué et bon enfant. Au contraire, il faisait face à un seigneur plein d'allant, en pleine forme, déployant même un charme enjôleur, avec dans le regard quelque chose d'indéfinissable et de troublant. Comme si ce regard scrutateur voulait débusquer en son jeune visiteur un tréfonds encore enfoui, mal défini en tout cas, mal dégrossi.

Monsieur Karl vida son verre d'un trait et se leva.

- Passons à table, voulez-vous, il est déjà très tard. Permettez que je vous précède…

Il se dirigea avec une certaine solennité vers la porte du salon. Ils traversèrent en silence le vaste hall qu'éclairait discrètement un halogène. Dirigé vers le haut, le faisceau lumineux amplifiait sur le plafond tendu de papier blanc les arabesques d'un cocotier incongru. Alban remarqua dans un angle, posé sur un tronc d'arbre, la réplique de la célèbre statue en marbre de Michel-Ange. Détail curieux, et seule originalité de la statue, un sexe en gloire, provoquant trophée.

- Choqué ? interrogea Monsieur Karl qui avait deviné dans son dos la perplexité, peut-être le trouble de son hôte.
Il se retourna en prenant un ton didactique.
- Pour tout vous dire, quand j'ai acheté la maison, ainsi que le domaine, cette reproduction était déjà installée dans le hall. Sa spécificité… disons anatomique m'a d'abord étonné moi-même, voire amusé… L'art florentin n'est pas aussi figé qu'on l'imagine, n'est-ce pas ? J'avais songé un instant à m'en débarrasser puis, apprenant que c'était l'œuvre d'un sculpteur local, assez coquin, convenez-en, j'ai décidé de la garder. Ce sympathique attribut pourrait même faire office de patère, non ? Je plaisante, pardonnez-moi. Mais sans doute préférez-vous l'original…

Pris de court, Alban ne sut que répliquer. Il se contenta d'un léger haussement d'épaules tout en détournant pudiquement le regard. En fait, c'est le regard insistant, légèrement narquois, du maître des lieux qu'il fuyait car il l'embarrassait. Karl fit encore quels pas, ouvrit une porte et s'effaça.

- Entrez, je vous prie.

Le jeune homme pénétra dans un petit salon au milieu duquel, sur une table circulaire, étaient dressés deux couverts. Sur un candélabre d'argent, quatre bougies couleur de miel. Trois roses rouges s'épanouissaient dans une opaline où vacillaient les reflets des flammes. Alban, de plus en plus impressionné par ce décor raffiné, se sentait à la fois déconcerté et soulagé, enfin heureux. Il n'avait pas fait tout ce chemin pour rien. Sa soirée mouvementée n'allait-elle pas se terminer en conte de fée ? Il se demandait pourtant dans quel univers il venait de pénétrer. Il s'assit avec prudence sur une chaise massive de cuir de Cordoue que son hôte venait de lui avancer obligeamment.

- Installez-vous, jeune homme. Vous êtes ici chez vous.

Lui-même prit place en face d'Alban et déplia la serviette amidonnée qu'il jeta négligemment sur ses genoux tout en secouant sa crinière d'un geste quasi féminin. Alban en fut presque choqué. À cet instant, un coup discret fut frappé à une porte située au fond du salon et, sans attendre de réponse, un homme entra.

- Ah ! voici Manuel, notre maître d'hôtel. Manuel, je vous présente le jeune Alban, seigneur de l'Orléanais.
Réprimant un sourire, il ajouta d'une voix douce, quasi confidentielle.
- Qui sait, il sera peut-être dès demain notre nouveau compagnon, je veux dire, notre habile et diligent secrétaire particulier.
L'homme eut un sourire servile et s'inclina sans un mot.
- Bonsoir, Monsieur… s'enhardit Alban.
- Manuel ! rectifia aussitôt le maître des lieux. Il n'y a qu'un seul « Monsieur » ici. D'ailleurs, mon maître d'hôtel ne répond qu'à ce nom, ne l'oubliez pas.
Puis, s'adressant à ce dernier, il lança d'une voix théâtrale :
- Vous pouvez servir, mon ami !

Manuel était un homme grand et mince, nettement plus âgé que son maître. Un visage halé, couturé de rides profondes, une chevelure déjà rare – jadis de jais – tirée en arrière et nouée par un cadogan de velours. Un nœud papillon piqué sur l'amidon impeccable du plastron, un costume noir strict et, sur le bras gauche, la traditionnelle serviette blanche. La classe, quoi ! Alban apprécia. Il nota néanmoins qu'il y avait chez ce serviteur impeccable quelque chose de compassé, de trop parfait, peut-être même un rien de sournois. En fait, rien chez lui n'inspirait d'emblée la sympathie, pas plus sa tenue empesée que son regard glacial.

Manuel avait d'ailleurs déjà disparu à l'office telle une ombre.

- C'est un homme remarquable ! commenta Monsieur Karl tout en versant un doigt de vin rouge dans le verre de son hôte. En fait, il faut casser sa carapace de vieil hidalgo un peu trop fier. Tous ces Espagnols se prennent toujours pour des grands seigneurs ! En fait, notre Manuel est fidèle et sûr, c'est l'essentiel. Vous verrez, si vous décidez de rester chez nous, vous vous en ferez très vite un bon compagnon. Je ne dis pas un ami car l'amitié est sélective, n'est-ce pas ? Treize ans, treize ans qu'il est à mon service, et jamais la moindre incartade, jamais aucune plainte à son sujet, jamais la moindre trace de sauce sur son plastron de cérémonie ! Etonnant, non ?

Alban opina faiblement.

Le maître d'hôtel reparut en portant avec ostentation une soupière fumante. Il s'apprêtait à servir Alban…

- Laissez, Manuel. Poser la soupière sur la table. Nous nous servirons.
L'homme s'exécuta, légèrement contrarié, et disparut dans l'ombre de la pièce.
- Un peu de potage aux pointes d'asperges ?
- Avec plaisir, Monsieur…
- Encore ! Je vous ai déjà dit de m'appeler Karl. Est-ce si difficile ?

Le ton était autoritaire, presque courroucé. Il sembla à Alban que son hôte cherchait à l'impressionner avec ses allures de Raminagrobis racé. Alors que lui, pauvre souriceau, ne cherchait qu'à garder une contenance. D'ailleurs, le tutoiement ne lui était guère naturel, surtout dans un décor aussi impressionnant.

- C'est entendu… Karl.
- Voilà qui est mieux ! Nous allons devenir les meilleurs amis du monde. Bon appétit !

L'homme sourit, aussi affable qu'il avait pu paraître cassant l'instant d'avant. Il servit le jeune homme, se versa lui-même deux louches et commença à manger. Alban aurait bien aimé souffler sur sa cuillère, mais il n'osa pas et se brûla cruellement la langue et la lèvre inférieure. Karl, impavide, enfournait des cuillerées aussi fumantes qu'odorantes. De toute évidence, il ne souffrait pas de la chaleur excessive du mets. On devinait même, à ses yeux mis clos, qu'il semblait prendre plaisir à ce délicieux supplice. Dans le plus grand silence, Alban réglait à présent ses gestes sur ceux de son hôte, amples et réguliers, très étonné par ce cérémonial légèrement guindé.

- Alors, gentil Alban, parlez-moi un peu de vous ! Le potage aura le temps de refroidir et votre supplice de diminuer. Je plaisante ! Rien ne vaut une soupe bien chaude, bien pimentée aussi. Pas trop, j'espère, mais Manuel force toujours un peu sur le sel. Ah ! ces gens du Sud, des amateurs de sensations fortes ! D'ailleurs, savez-vous ce qu'on dit des potages trop fades ?
Alban resta coi, la main en l'air suspendue à la cuillère.
- Une soupe sans sel, c'est comme un baiser sans moustaches. En allemand, c'est encore plus impayable ! Très drôle, non, et tellement vrai !

Il rit tout seul d'un petit rire sec en s'essuyant les lèvres d'une manière à la fois affectée et désinvolte. Alban tenta un petit rire de connivence qui lui parut sur-le-champ d'un ridicule extrême. Monsieur Karl, dans le but de le mettre à l'aise, lui tendit alors la corbeille de pain et son regard profond était une invitation à parler.

- Oh ! moi, vous savez… il n'y a pas grand-chose à dire. Guère plus que ce que je vous ai écrit dans ma lettre de candidature. J'habite Orléans depuis 22 ans… depuis ma naissance, quoi. Je suis fils unique. J'ai commencé des études de lettres…
- Classiques ou modernes ?
- Modernes.
Karl eut un léger air dépité.
- En fait, ça n'a pas marché, ce n'était pas ma voie… Mon père ne jurait que par la comptabilité. La comptabilité… vous vous rendez compte ! Enfin, je m'y suis mis. C'est vrai, ça peut servir, c'est utile dans la vie…
- Et pour un secrétaire à Merval, c'est même indispensable !
- Depuis que j'ai obtenu mon diplôme, je cherche désespérément un emploi. En plus, j'en avais marre… pardon, je veux dire que… bref, l'affection de mes parents est devenue trop pesante. Et je ne supporte plus de vivre à leurs crochets. C'est alors que j'ai tenté ma chance et que j'ai découvert votre annonce…
- Vos parents sont âgés ?
La question étonna Alban. Il n'en laissa rien paraître.
- Mon père a cinquante cinq ans, ma mère est plus jeune de quatre ans. Ils m'ont eu sur le tard…
- Et que font-ils dans la vie ? Je veux dire leur profession ?
- Mon père est démarcheur pour une compagnie d'assurances. Ma mère ne fait rien, je veux dire, elle s'occupe de la maison, de son intérieur. En fait, elle aurait voulu être pianiste…
- Une artiste ! magnifique vocation. Mais il ne faut pas confondre le vocationnel et le professionnel, n'est-ce pas, sinon on dépérit. Votre famille est-elle à l'aise ? A-t-elle suffisamment de quoi vivre ? Juste ce qu'il faut, j'imagine.
Alban fut irrité par ce soupçon.
- Nous ne sommes pas riches mais nous ne manquons de rien. Nous habitons un pavillon assez coquet dans la banlieue ouest d'Orléans. La banlieue ouest, ce n'est pas rien. D'ailleurs, mes parents sont propriétaires.
Il y eut une pointe de fierté ingénue dans la voix du jeune homme.
- Je vois, je vois… Et vous n'avez donc ni frères ni sœurs ?
- Eh bien, non. Mes parents se sont mariés à trente ans passés et ils ont eu du mal, paraît-il, à me donner le jour. C'est ce qu'ils m'ont dit. D'ailleurs, avec moi, le moule est cassé.
Alban sentit d'emblée l'incongruité de son propos. C'était ce qu'ânonnait toujours feu son grand-père paternel. Il piqua un fard et baissa les yeux. Monsieur Karl eut un léger sourire.
- Et vous avez vingt deux ans, m'avez-vous dit ?
- Oui, je les aurai dans un mois… en novembre prochain.
- Vingt-deux ans en novembre, du bonheur à revendre ! dit-on en Alsace.

Alban sourit à ce compliment, sans doute un mensonge poli. Il se détendait peu à peu. Le questionnaire était somme toute débonnaire. D'ailleurs, qu'avait-il à cacher ? Rien. Sa vie était plate, ses parents ordinaires, son existence balisée, sans heurts ni reliefs. La routine, quoi. L'ennui. Point. Il n'était qu'un Alban minuscule, minus même, sans passé ni avenir.


A SUIVRE